Ils et elles sont là, autour d’une grande table, trop grande pour eux et elles. Ah, ces redoublements de masculin et féminin agacent prodigieusement Svante ! Mais Ellen et Ingrid y tiennent et l’expriment ! Pelle, lui, saute que chaque occasion de soutenir Ellen et Ingrid. Jila, elle, ne s’anime jamais pour les même sujets que les autres… Et puis il y a aussi ce Henning, si énigmatique, qui sourit quand les autres s’énervent et se met tout d’un coup à parler savamment d’un célèbre écrivain russe du dix-neuvième, dont il fait découvrir l’héritage africain…
A chaque réunion, Pelle craint le possible raidissement de Svante. Ah, Svante… De tout le groupe, il assurément le plus féru de littérature classique, il est capable d’en parler de façon admirable. Il en connaît les lignes de faille comme on peut connaître les craquelures des accoudoirs de l’arrière-salle lorsqu’on y laisse constamment traîner ses doigts. Mais il a gardé la capacité de s’émerveiller comme un enfant, Svante, et c’est bien sur cela que compte Pelle, ces moments où sa voix forte s’éteint, où son teint rosit parce qu’il est touché par la découverte de quelque chose qu’il ne connaissait pas. Mais voilà, il est capable aussi de monter sur ses grands chevaux. Qu’on lui donne l’impression de nier les valeurs du monde bien rangé -à l’image de ses costumes- dans lequel il s’inscrit et il rougira, se mettra à tempêter et il faudra du temps alors pour le faire revenir à d’autres couleurs…
Svante s’étonne que quelqu’un qui porte le prénom de Henning puisse avoir le teint si sombre. La clé doit être liée à ce nom de famille, Mandinka, qui trahit une arrivée migratoire sans doute récente. Svante se méfie de ces courants migratoires intempestifs mais il lui faut bien reconnaître combien il prise le grand calme de Henning en séance. On dirait qu’il est la modestie incarnée et pourtant il en connaît un rayon sur la littérature, il l’a déjà révélé, discrètement… Peut-être en sait-il autant que Svante ? Non, ne pas exagérer tout de même… Quoi que… peut-être même plus, dans certains domaines. Et puis il a cette voix grave, à la fois lente et bien rythmée… Il en est admiratif, Svante, ainsi on peut être à la fois lent, calme en tout cas, posé en somme, et aussi bien rythmé que… qu’une symphonie !
Pour Henning, Jila est un mystère. Pour faire partie du groupe, elle a sûrement fait ses preuves en matière littéraire. Mais on dirait que c’est tout le reste de la vie qui l’intéresse. Elle laisse se dérouler les débats les plus houleux, notamment ceux entre Svante et Pelle, sans intervenir puis introduit un point qui a priori ne parle à personne mais lui donne l’occasion de se lancer dans une diatribe dont on ne comprend que des bribes à cause de son accent, un accent que Henning trouve charmant au demeurant… Tout comme les tenues de Jila, si colorées, si différentes de celle des autre femmes du groupe. Ah vraiment, les tenues de Jila, il les aime bien, Henning, et son teint cuivré… mais oh ! Il faut se réveiller et s’arracher aux accoudoirs, la séance reprend dans la salle d’à côté !