Elle marche sur l’asphalte blême d’une rue ensommeillée, plaçant un pied devant l’autre, mécaniquement. Elle regarde à droite puis à gauche, observe le ciel blanc comme s’il pouvait lui indiquer la bonne direction. Elle avance à l’instinct depuis plus d’une heure, entrainée par le bruissement des feuilles et le souvenir des ambiances qui vont et viennent du fond de sa mémoire. Le large apporte sa fraicheur à la faveur de la marée montante, soulevant sa chevelure claire. Sa peau frisonne du vent du large, elle la frictionne oubliant un instant le paysage alentour.
L’irréalité de l’aube lui revient. Elle avait marché d’un pas révolté, la tête baissée et les sourcils froncés, ses pas résonnant à la faveur des places encore désertes. Sans s’en rendre compte, elle s’était mise à courir. Une course bruyante, désarticulée jusqu’à la lassitude. C’est injuste. Vraiment injuste. Une nuit en garde à vue c’est… pour ça !… Les mots, martelés, s’étaient calés au rythme de ses pas. Elle se retournait souvent, tiraillée entre révolte et larmes avec l’impression étrange qu’une ombre la suivait. Elle avait marché au hasard avant de décider de sa destination. Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça ! j’ai été stupide ! Stupide ! Le regard fixe un point au-delà des façades, au-delà de l’inquiétude qui lui enserre la poitrine.
Elle reconnaît soudain le nom d’une rue, la Rue Tortueuse qui serpente, étroite et fraîche, jusqu’à l’église. Elle la contournera pour emprunter la rue en pente puis croisera un dôme en pierre masquant la devanture de la fleuriste. Il renferme le regard du Chat-qui-dort, là où le puisatier descendait inspecter les cours d’eau convergeant du nord de la ville pour alimenter les fontaines. Sans imaginer les eaux vives qui encore s’y écoulent elle accélère le pas jusqu’à croiser le portail familier, où s’entrelacent le jasmin blanc et la vigne sauvage. Dans ce jardinet, les pieds de tomates, de courgettes et de framboisiers, les salades, les reine-marguerite et les roses trémières voisinent dans un verdoyant enchevêtrement. Elle a plaisir à démêler rêveusement ce fouillis champêtre, retrouvant souvenirs d’enfance et senteurs de voyages. Derrière les persiennes deux yeux voilés de vieillesse l’épient comme ils épient les allées et venues des voisins. Ils l’avaient vu partir et revenir, l’avaient suivi, soucieux et suspicieux, interrogeant sa coiffure échevelée, enviant son teint frais et ses jambes légères.
Elle fait un pas en arrière. Sa destination s’accote à ce paradis fleuri mais elle décide de faire un détour. Elle ne veut pas arriver trop vite, trop tôt. Empruntant le canal en contre bas, elle rentrera par la porte au fond du jardin. Des libellules suivent sa progression vers l’escale à venir avant de s’évaporer vers l’autre berge. Reconnaitra-t-elle le portillon de bois ? De quel couleur est-il déjà ? Bientôt elle n’entend plus que le pépiement des oiseaux dans les platanes et à ses côtés, l’onde verte du canal ondule vers l’océan. Elle pourrait la suivre, glisser sur les chemins, aussi légère et libre que le courant. Elle a toujours aimé le merveilleux, la lisière entre le rêve et la réalité. C’est comme un grand chant d’amour, passionné. J’aimerais aimer dit elle à haute voix. Sincèrement. Aimer passionnément. Comme dans les romans, irrationnellement. Un tourbillon l’emportant, main dans la main de l’autre, jusqu’au bout du chemin, toucher l’horizon et voir le ciel de plus près. Elle pourrait faire quelques pas et se laisser happer par l’envie. Souvent, elle s’installe quelque part, l’instant d’après son visage devient pâle et, son sac à dos sur les épaules, elle reprend le voyage. Est-ce maintenant, s’interroge-t-elle. Mais ce matin elle franchit le portail, disparait entre les grands arbres du bois, respire l’humus et leur sage majesté, traverse le pré piqué du rouge des coquelicots et surgit dans le jardin odorant. Devant elle, la maison est silence. Elle s’assied sur une chaise oubliée sous le poirier et emprisonne d’un geste souple ses cheveux emmêlés par la nuit. Ses paupières se ferment, alourdies de sommeil. De l’ombre soudain, un mouvement souffle l’étonnement : Tu es revenue ?
Derrière la fenêtre du jardin enchevêtré