Je suis restée. Je suis restée là où j’étais. J’ai attendu sans rien faire. J’ai été forcée. J’ai été extraite et à partir de là on a pu dire de moi elle est née. Je suis née sans avoir rien fait. Je n’ai rien fait pour ça. J’ai attendu et surtout je n’ai pas poussé. Je n’ai rien demandé et malgré tout je suis née. J’ai ouvert les yeux. D’abord j’ai ouvert les yeux, puis j’ai cligné, ai vu, cru voir et ce n’était pas la réalité. J’ai vu des choses et c’en était d’autres. J’ai respiré, j’ai bu, j’ai roté, j’ai laissé mon corps continuer. J’ai fait le minimum. J’ai obéi. Surtout j’ai obéi. J’ai limité les dégâts. J’ai suivi. J’ai peu pleuré sauf quand les animaux meurent dans les histoires, j’ai peu crié. J’ai appris. J’ai imité. J’ai retenu, récité, mémorisé. J’ai oublié aussitôt après. J’ai gardé de la place pour imaginer. J’ai imaginé. J’ai joué. J’ai aimé jouer. J’ai voulu recommencer. J’ai voulu ne faire que ça. J’ai étudié par obligation. J’ai réussi ce qu’il fallait réussir pour pouvoir aller jouer. Je suis allée jouer. J’ai joué toute seule, j’ai joué avec les autres. J’ai donné, j’ai prêté et parfois confondu les deux. J’ai observé les petits et les grands, ceux que j’aimais et les autres aussi. J’ai compris des choses. J’ai voulu comprendre ce que je ne comprenais pas. J’ai réfléchi, déduit, démontré, examiné. J’ai écouté, évalué, jugé. Je me suis posée des questions. J’ai dansé, j’ai prié, j’ai nagé. J’ai récité des prières. J’ai entendu je suis le verbe. Je n’ai pas compris. J’ai prié quand même. J’ai beaucoup nagé. J’ai mangé. J’ai volé pour manger une nourriture qui m’était refusée. Puis j’ai étouffé en mangeant toutes sortes de chagrins. J’ai fait de longues études par obligation pour avoir le droit de sortir le soir et le week-end. J’ai embrassé. J’ai dit je t’aime. J’ai dit je t’aime et parfois c’était vrai. J’ai prié pour être plus gentille, pour pardonner. J’ai prié pour être plus pour être moins et finalement j’ai arrêté de prier. J’ai donné la vie en croyant que c’était un cadeau. J’ai mis au monde comme si c’était suffisant. J’ai donné le sein et même les deux. J’ai joué avec mon corps, avec mes muscles, avec ma souplesse, avec ma force aussi. J’ai expérimenté mon enveloppe corporelle sans réaliser qu’elle m’appartenait. J’ai réalisé enfin que ce corps n’appartenait qu’à moi seule. J’ai joué à aimer. J’ai dit je t’aime et je le pensais. Puis j’ai dit je t’aime et ne le pensais pas. J’ai oublié comment c’était de dire je t’aime. J’ai oublié comment ça se disait. J’ai acheté des maisons. J’ai fait des promesses que je n’ai pas tenues. J’ai écrit des lettres. J’ai écrit une lettre par jour pendant deux ans. J’ai hésité, j’ai tergiversé et en fin de compte je n’ai pas bougé. J’ai attendu. J’ai écrit un livre puis j’ai écrit pour mes tiroirs. J’ai déménagé. J’ai perdu les clés des tiroirs. J’ai retrouvé l’envie de dire je t’aime. J’ai appris à le dire et je le dis tous les jours. J’ai appris comment faire écrire les autres. J’ai fait écrire. J’ai écouté. J’ai admiré. J’ai encouragé. J’ai dit j’ai aimé. J’ai bercé et consolé un bébé qui n’était pas le mien. J’ai demandé pardon. J’ai pensé à dire merci. J’ai remercié les gens qui avaient compté et je pense que le compte y est. J’ai relu très peu de ce que j’avais écrit. J’ai travaillé dur mon dernier texte après avoir crier au secours. J’ai osé demander de l’aide. J’ai accepté de payer pour qu‘on me la donne. On peut donner une chose même si on se fait payer. J’ai donné des ateliers d’écriture. J’ai donné de mon temps et j’ai gardé des enfants petits. J’ai rejoué avec eux aux jeux d’autrefois. Et là je ne voulais plus du tout ne faire que ça. J’ai écrit ce texte.
Je me suis posé la question de savoir s’il était dans les clous, s’il décrivait bien ma façon d’être au monde. J’en ai conclu qu’en résumé j’avais perdu beaucoup de temps, que j’avais perdu le temps d’avant, que je ne le retrouverais plus, à force d’attendre alors que je croyais me dépêcher, mais que tout ce temps perdu constituait le temps nécessaire à ma gestation avant de pouvoir écrire ce que je suis aujourd’hui : je suis vivante. Et quand j’écris plus encore, je le sens, qu’à tout autre moment.
très réussi ! sensible et solide (c’est bizarre comme commentaire, mais c’est ce que je ressens).
Merci, Danièle, ça me va comme adjectifs. Très contente 🙂
« J’ai oublié comment ça se disait. »
» Je n’ai rien fait pour ça »
« J’ai prié quand même. »
Dans la lecture de ce texte, j’entends des titres, les titres de plein d’autres textes, oui certaines phrases pourraient sortir du texte, elles se suffisent, avec toute leur force.
Merci!
Des titres, comme c’est intéressant ! Merci de votre collaboration. Amicalement,
et moi j’ai lu une vie vécu même quand hésitation et petit pas en arrière mais bonne volonté et puis une promesse d’accomplissement (même si bien sûr toutes les vies sont accomplies mais souvent dans la défaite, le mensonge, le passage à côté, là ce semble devoir être la vérité gagnée)
Merci de votre lecture et de votre vision, Brigitte. Oui, vérité honnêteté.