Empreintes

Elle aime être étalée de tout son long sur l’allée en béton granuleux qui descend du garage au portail, les bras flottent de chaque côté de son corps relâché, ses jambes sont juste assez attirées par la gravité pour donner l’impression d’une apesanteur bienheureuse et le soleil  la chauffe, par-dessus et par-dessous, tellement le mortier a ingurgité de chaleur pendant la journée, elle sent les aspérités du mélange sableux qui a servi à faire le ciment — un tiers de sable, un tiers de gravier, un tiers de poudre fine et crayeuse qui irrite les mains, des seaux et des seaux pleins d’eau trimbalés à bout de bras, à la chaîne et jamais assez vite, l’eau jetée dans la bétonnière qui tourne, qui tourne et se renverse, vomit dans la gamate et retour à l’allée où le père verse dans un cadre de bois la purée grisâtre et la lisse mais pas assez pour faire disparaître la totalité des cailloux qui grumellent comme dans la pâte à crêpe de grand-mère qui peste et secoue fort son fouet pour la rendre docile, regrette de ne pas avoir acheté la bonne marque de farine, celle qui est déjà tamisée, la mère fait toujours remarquer qu’elle la coupe à l’eau, la pâte à crêpe, alors qu’elle a les moyens, si c’est pas mesquin– lui sculpter doucement les fesses à de tout petits endroits et quand elle regardera tout à l’heure et même sans regarder d’ailleurs, juste en passant ses doigts dessus, elle pourra sentir le creux chaud et très certainement rouge, bombé dans l’autre sens, l’appui dans sa chair qu’aura gravé le caillou sur sa peau comme on raconte une histoire, une histoire de son corps qui reste là inerte, à sécher après le bain du dimanche et de ses longs cheveux qui s’étalent et absorbent la lumière et le chaud, fabriquent des reflets qu’elle amplifie ensuite en les brossant jusqu’à ce qu’ils brillent et tant pis pour les minuscules particules de poussière et de terre qui vont se prendre dedans alors qu’ils sont tout propres et tant pis aussi pour la grand-mère qui lèvera les yeux au ciel et pincera la bouche en la traitant de gitane parce que la grand-mère n’a aucune idée du plaisir qui l’inonde quand elle laisse son corps immobile s’imprégner de toute cette chaleur, le dos si confortablement soutenu par la pente en béton, c’est comme si elle s’envolait dans une capsule d’eau brûlante et quand elle rouvre les yeux elle baigne dans l’orange et les choses peinent à se remettre en place, ou peut-être qu’elle s’en doute, pour ça qu’elle prend cet air renfrogné et sévère et qu’elle lui tourne autour, on dirait une corneille, pareil quand elle l’accompagne jusqu’à l’école et qu’elle s’amuse à laisser traîner ses pieds sous le tapis de feuilles mortes, les feuilles de platanes qui sentent si bon, on les bouscule un peu et elles crissent sous les pas, ça vous envahit la tête et les oreilles de bruits de mâchoires qui mastiquent et croquent en rythme, le fossé suit le chemin jusqu’au bout et lorsqu’il est rempli jusqu’à la gueule de feuilles sèches et bien craquantes et que les pieds raclent le sol en cadence, c’est comme partir en voyage avant la langueur de la salle de classe, c’est comme s’entraîner soi-même dans une danse improvisée mais la grand-mère fulmine contre les choses cachées sous l’épaisseur des feuilles, les racines vicieuses, les insectes visqueux, les serpents et les crottes de chiens, tout ce poil à gratter qu’il faudra décoller du bas du pantalon, les sandales qui seront abîmées, salies, trempées et donneront du travail supplémentaire à la maison, elle n’entend pas la musique, la grand-mère, elle se méfie de ce qui meurt et elle ne danse pas et puis à la maison, le parquet est fait de petits carreaux composés de lamelles de bois toutes différentes, bien serrées les unes à côté des autres comme pour se tenir chaud ou se protéger, on ne sait pas bien : il y a du parquet dans la salle à manger, les chambres et le bureau du père qui fait tout pour que le sol reste lisse et sans histoire, et ce n’est pas simple cette histoire, ça ne se fait pas sans mal, la moindre goutte d’eau qui gicle d’un verre un peu trop brusquement posé sur la table, la transpiration d’un pied nu resté un peu trop longtemps appuyé au même endroit est susceptible de laisser des traces, on voit alors le père se précipiter vers le placard aux balais et se mettre à genoux pour frotter la marque jusqu’à la rendre pâle pour ensuite la recolorer amoureusement de la caresse de son chiffon en peau de chamois et d’un peu de cire et on n’y voit plus goutte, je vous passe le cortège de remarques acerbes et désespérées qui accompagnent ce moment et figent tout un monde autour de la table en attendant que le manège du père prenne fin, il retient sa respiration, le monde, il ne faudrait pas rajouter à la colère du père alors elle, qui danse et qui virevolte sans arrêt, je vous la passe aussi parce que les danseuses aux pieds nus pas question, va donc mettre des chaussons mais pas des chaussons de danse, hein, des pantoufles ou bien des patins qui glissent sur le sol silencieusement sans jamais l’abimer ni laisser trop d’empreintes, n’oublie pas que tu n’es que de passage ici, cette maison n’est pas la tienne et ce parquet et bien, il vaut plus cher que toi, tu peux sourire, ce n’est pas à toi non plus que revient ce dur labeur de réparer, nettoyer, effacer, remettre à zéro, page blanche, rien d’inscrit, rien qui se dégrade, … et rien qui vit non plus, souffle-t-elle en silence  dans sa colère à lui que les choses osent disparaître et que les gens osent mourir, tenir bon, tenir tête au temps en lessivant l’inaltérable parquet qui ne gardera aucun souvenir de son enfance à elle, karcherisé le plancher, les lamelles collées pour se tenir chaud ou se donner du courage ou peut-être faire front pour que rien ne pénètre à l’intérieur malgré les récurages obligatoires et l’amnésie imposée, pour qu’elles gardent une histoire , les lamelles, bien enfermée en dessous, inaccessible, hors d’atteinte de cette folie furieuse, peut-être qu’il faudrait aller voir, creuser l’air de rien, pense la danseuse, si je démontais les lattes sous mon lit, je trouverais une mémoire et je pourrais comprendre, et bien plus tard, arpenter des deux pieds nus le bitume des villes, fière d’être si bien chaussée de la crasse et du cal qu’ont fabriqués la route, examiner ses pieds tous les soirs pour y lire l’aventure de la journée, déloger ce débris infime d’un abribus planté dedans la corne et qu’elle n’a pas senti se nicher dans ses semelles de peau — elle les racle rêveusement quand elle est au repos, couche par couche, pour le plaisir de voir se détacher des petits morceaux de rien, de la poussière agglomérée qui colle et forme de tout petits paquets qui tombent sur le sol et le jonchent– ce chewing-gum vieillot et gluant qui transpirait sous le soleil de plomb qu’elle a évité de justesse et la satisfaction petit à petit, de sentir que son pas se délie et devient naturel alors que tout au début, marcher pieds nus sur le goudron chaud, les gravillons, les piquants impromptus des rebords de trottoir où survivent encore quelques herbes sèches, elle y allait précautionneusement, tâtant des orteils d’abord puis déposant la plante, soulagée de sentir une surface sans piège, elle s’enhardissait à poser le talon, elle sautillait un peu et elle mettait du temps à parvenir au but mais maintenant plus d’appréhension, plus besoin, ses chaussettes de chair emmanchées dans ses pieds, elle peut aller au bout du monde mais plus dans ce bistrot, la tenancière les regarde d’un sale œil, ces pieds qu’elle ne sent plus, elle, elle pense que ce qui compte, ce n’est pas l’apparence mais ce qu’on a à se dire et à partager et l’autre là, lassée de la voir passer tous les jours devant son rade même si elle aime bien discuter avec elle, même si elle la connaît, lui tend les chaussures qu’elle a trouvé dans une association d’aide aux plus démunis, ça fera plus propre tu comprends, il y a plein de jeunes ici, tu leur donnes le mauvais exemple, en tout cas, moi, je ne peux plus te laisser entrer ici avec tes pieds tout nus et la danseuse s’étonne de ce que l’on juge encore les gens à l’état de leurs pieds c’est quelque chose que la grand-mère aurait pu penser et même dire sans compter les sales maladies qu’elle pourrait attraper à force de se balader comme ça avec l’histoire de la ville collée sous ses talons, elle pense aux pieds de la grand-mère, en prison qui gonflent et qui s’effritent, l’hiver elle les met dans le four pour les réchauffer, l’été elle les pèle à mains nues et les pelures tombent sur son linoléum blanc cassé moite qui colle et sent le vieux, avec ses veines grises que l’on ne peut pas suivre longtemps du bout des doigts parce qu’il ne faut pas se traîner par terre c’est sale reste un peu tranquille tu me donnes le tournis.

A propos de Stéphanie Rieu

J'ai 44 ans et à ma grande stupéfaction, je vis en Lozère depuis maintenant quinze ans. J'ai souvent pris des trains en marche pour le plaisir de l'aventure ce qui m'a permis de pratiquer différents métiers tout aussi passionnants les uns que les autres et toujours en lien avec l'humain. Il y a quelques années, je me suis formée à la biographie familiale avant de réaliser que c'était sur ma propre matière que j'avais envie de travailler. J'ai donc intégré "Les Ateliers du Déluge", où, avec d'autres compagnes d'écriture, nous formons un ensemble insolite, disparate, joyeux et déluré, ne reculant devant aucun défi, ni prise de risque (y compris celui de s'inscrire sur les ateliers en ligne du Tiers-Livre !). Aujourd'hui, j'essaie de prêter une oreille attentive à ce qui m'anime : écrire, cuisiner, lire, accueillir, jardiner afin d'oser aller à ma rencontre. Malgré les efforts incessants que je déploie pour essayer de réfléchir sérieusement à mon avenir, je ne sais toujours pas ce que je voudrais faire quand je serai grande.

6 commentaires à propos de “Empreintes”

  1. J’aime tellement tellement ce texte ! Merci pour ces bouts de vie à portée de sols !

  2. Superbe… Les liens tellement bien faits comme des points de couture qu’on ne distinguerait pas. Les taches dans le bois et ce que ça provoque, étonnement de ce partage avec une inconnue par le biais de votre texte. C’est tellement bien écrit, bien décrit… Merci

    • J’espère juste ne pas mettre trop longtemps à grandir ! Merci tu sais de quoi…

  3. régal (depuis la sensation d’entrée, la comparaison entre le béton et la pâte, etc….)