Elle passe la tête dans l’entrebâillement de la porte. Elle s’assure qu’il n’y a personne. Elle traverse le salon en quelques bons. Elle ouvre le cylindre de bois laqué. Elle dispose la partition sur le pupitre. Elle enclenche du bout du pied la sourdine. Elle se hisse sur le tabouret trop haut. Elle répète les premières mesures. Elle bute toujours sur le même accord. Elle se décourage. Elle écoute la musique décroître jusqu’au silence. Elle entend l’averse cingler les vitres. Elle voit le vent courber le haut des peupliers. Elle se cale au fond du fauteuil crapaud. Elle tire le plaid sur ses jambes. Elle attrape un roman. Elle l’ouvre à la page marquée. Elle ne lit pas. Elle pense à sa petite-fille. Elle ne vient plus s’exercer au piano. Elle ne veut plus. Elle n’y arrive pas. Elle ne prend pas de leçon. Elle joue de mémoire. Elle ne déchiffre pas la partition. Elle a la vue qui faiblit. Elle chausse ses lunettes. Elle se penche sur le livre. Elle dînera tout à l’heure avec sa fille. Elle laisse glisser le livre. Elle allume la petite lampe en verre dépoli. Elle tire les rideaux sur l’orage. Elle allume la télé. Elle réveille doucement sa mère. Elle regarde les informations du soir. Elle voit Marguerite Yourcenar élue à l’Académie. Elle a soixante-seize ans. Elle ne sait pas. Elle est en voyage en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Elle est interviewée par Bernard Pivot. Elle est une petite femme dans une cape grise au bord de l’Atlantique. Elle ressemble à l’empereur Hadrien. Elle se demande si nous sommes maîtres de notre destinée. Elle relève les deux battants de la table ronde. Elle apporte sur le plateau les assiettes. Elle pose le saladier, le pain et le jambon. Elle sert deux verres de vin. Elle s’assoit en face. Elle déroule sa serviette. Elle ne termine pas. Elle verse une cuillerée de sucre. Elle boit son vin doux en guise de dessert. Elle veut aider sa fille. Elle refuse. Elle fait une pile sur le plateau. Elle cale la table repliée sous la fenêtre. Elle s’installe dans le deuxième fauteuil crapaud. Elle s’endort devant le film. Elle rêve à sa vie. Elle s’imagine concertiste. Elle se voit sur la scène devant un grand piano noir. Elle entend un tonnerre d’applaudissement. Elle hausse les épaules. Elle descend du tabouret trop haut. Elle referme le cylindre sans le claquer. Elle s’ennuie dans le salon. Elle attrape l’album de famille. Elle ne connaît pas ces gens photographiés. Elle est d’une autre époque. Elle est de la deuxième moitié de ce siècle. Elle n’a pas encore lu Marguerite Yourcenar. Elle ne sait pas qu’elle écrira. Elle ne sait pas ce qu’elle deviendra. Elle attend la fin de l’averse. Elle attend la fin du film. Elle ne sait pas ce qu’elle attend. Elle éteint la petite lampe de verre dépoli. Elle ramasse le livre. Elle saisit le plateau. Elle traîne les semelles sur le parquet ciré. Elle referme la porte derrière elle en quittant le salon.