C’est le lendemain de Noël. Elle part. Elle rompt. Elle se prépare. Enfin, ça lui prend cinq minutes. Elle n’a rien prémédité mais cela couvait depuis longtemps. Comment se souviendrait-elle des cadeaux qu’elle a reçus hier ? Elle s’en fout. Un sapin, un repas, des engueulades, forcément, gnagnagnagna, tes coudes sur la table ! Ne répond pas ! Gnagnagnagna, tais-toi, espèce de! Quelques fringues, sa petite valise, elle est assise sur son lit, dans un état de grande agitation. Il y a eu une scène avec Pum, dans la cuisine, à l’instant, une de ces innombrables scènes qu’elle ne compte plus et ils se sont empoignés, il a levé la main sans la toucher, Ma était là, comme toujours. Ce qu’ils se sont dit ? Peu importe ce qu’ils se sont craché au visage, ce n’est pas de ça dont il s’agit. Elle sanglote, son corps est un orage, comme à chaque fois. Je n’en peux plus, Ma. JE M’EN VAIS. Sa mère est venue s’assoir en face d’elle, le visage inquiet, les yeux battus. « Tu es sûre ? Où vas-tu ? Que vas-tu faire ? Tu ne veux pas attendre demain ? » Ah ! ne pas oublier son ours en peluche, Mistral, son Mistral. Elle le fourre dans sa valise. Elle est très en colère. Dix-sept ans, entière, violente, fragile, tête en l’air, je sais bien ce que tu penses, Ma. Mais qui est violent ici ? Et fragile, ça veut dire quoi ? Elle ne reviendra pas. Ma lui donne de l’argent, un peu, pour le voyage et quelques jours, et dit les mots de tous les autres : « Fais attention, fais attention, et couvre-toi un peu mieux, il fait froid. Tu nous écriras, n’est-ce pas ? » Elle quitte cette chambre qui ne lui a finalement jamais appartenu, sa mère aux yeux fatigués et inquiets ou brille à l’instant de la peur, ces rideaux bien tirés, tout ce propre, ce rangé et tous ces nous mielleux, ces rêves fracassés, qui ne sont pas les siens, qui n’ont jamais été les siens, qui ne seront jamais les siens. Ce qu’elle va faire ? J’en sais rien, Ma, oui, je t’écrirai. En fait, elle a une vague idée. Elle ira voir Norma, celle qui l’a écoutée, celle qui la regardait avec un peu d’admiration et toujours en se marrant, comme si rien n’était grave. Elle l’aime bien, Norma, et tout le paysage qu’elle a découvert autour d’elle : un moulin à retaper, des copains, Michel avec sa guitare et sa gueule d’arabe-indien, un été radieux, sans contraintes, sans punitions. Elle l’aime bien, Norma, elle a compris, elle comprend. « Prends un pull, au moins » ! Ah oui, mon pull… Elle dévale déjà l’escalier aux relents de javel, facile, il n’y a qu’un étage, elle passe devant le petit cagibi aux jacinthes, celles que Ma faisait pousser dans le noir pour chacun de ses anniversaires, et qu’elle arrosait régulièrement avec amour, toujours en secret, un oignon qui devient fleur sans lumière c’est magique, et ce parfum qu’elle a tant aimé, je t’aime tant, Ma, je t’écrirai, promis, elle s’arrête un instant sous le préau de l’immeuble et pense brièvement à sa classe de première, celle qu’elle vient de lâcher sans en avertir le dirlo, à peine trois mois depuis la rentrée et elle ne comprend déjà plus rien aux maths, rien ne l’intéresse plus, ni aucun prof, d’ailleurs, ni… Mais à quoi bon toutes ces vieilles vieilleries ? Paris l’attend. Elle a pris sa mère dans ses bras il y a cinq minutes ou peut-être cent ans déjà, elle emprunte à présent la longue route droite qui l’emmène au bus pour la gare, il n’a pas voulu l’y conduire, évidemment, Ma a pourtant insisté mais il ne lui a jamais accordé quoi que ce soit si ce n’est sa violence, il n’a jamais rien désiré pour elle sauf qu’elle disparaisse, zooouuu, bon débarras, zooouuu !, quant à Ma elle n’aurait jamais osé l’accompagner, sans lui. Elle est seule à présent sur cette route toute longue et toute droite qui l’emmène au 56, sa valise est lourde, un peu, mais qu’est-ce qu’elle s’en fout, elle est seule, elle marche vite, elle a honte, sans doute, aussi, mais de quoi ? D’être à découvert et que tout le monde voie son état d’extrême d’agitation ? D’être en marche avec sa valise, son visage de môme en pétard, sur cette route qu’elle n’a jamais emprunté seule jusqu’à présent ? Elle décide de ne pas se retourner pour dire une dernière fois au-revoir. Elle sait qu’ils peuvent la voir de la fenêtre de la cuisine mais elle sait aussi que seule Ma y sera, avec son chignon impeccable et sa douce posture, soucieuse et soulagée à la fois, si soulagée qu’elle s’en aille parce qu’elle n’en peut plus, elle non plus de toute cette corrida. Elle sera là, car elle n’a jamais failli, prête à agiter la main ou à la lui tendre. Elle se retourne tout de même. Au-revoir, Ma, au-revoir ! Lui, il est resté allongé dans sa chambre avec sa radio en boucle, son tétanos dans la tête, ses pilules inutiles, il ne l’a pas salué pour son départ, haha, elle le voit comme s’il elle y était encore, somnolent, enfermé dans sa nuit, hostile. Elle longe les HLM tous pareils, les terre-plein aux arbres maigres, elle vient de plonger dans le présent, le voyage, l’avenir qu’elle n’imagine pas sauf cette première visite à Norma, le bus est long à arriver, et c’est tout à coup tout beau dans sa tête, tout est gris, la gare plate et morne, ça sent le mâchefer, oh, comme elle la connaît jusqu’au tournis, comme elle la balance avec le reste, cette gare qui l’emmenait autrefois à Béthune et à la pension, quand elle y revenait le dimanche soir pour une semaine entière sans Ma, tenant la main de Sophie, c’était quand, déjà ? Elle monte dans le train, il est 10 heures 34, ou midi 45 ou encore 14 heures 02, quelle importance, le voyage n’est pas dans ce train qui arrive à l’heure qu’il veut, d’ailleurs elle ne regarde aucun passager, s’assied à une place quelconque, sa colère ne retombe pas, elle passe et repasse dans sa tête les évènements de ces derniers jours, le coup de couteau dans la boulangerie, l’entrefilet dans le journal et Michel, qui a dû être transporté à l’hôpital sans qu’elle puisse s’y rendre, Michel avec sa gueule d’indien et ses cheveux longs, mal parti-mal poussé, qui venait la voir et à qui Pa a refusé un lit à la maison, qui cherchait un endroit où dormir et qui ne savait pas que dans les boulangeries on rangeait des fusils.
Et puis le train ralentit. Il souffle ses derniers halètements gare du Nord. Et puis elle en descend et elle entre dans Paris. Il neige.
Ce rythme effréné, cet instant de rupture où tout une vie s’écroule pour se rejouer ! J’adore
Merci! C’est ce que je voulais exprimer!
Et si la notation météorologique de la fin « Il neige » débutait le texte cela changerait-il l’écriture du texte ? La question m’est venue alors je la pose par écrit ici, faut pas m’en vouloir
Pourquoi est-ce que je t’en voudrais? Autant de lecteurs, autant de sensibilités, et oui, pourquoi pas, le texte aurait pu commencer par « il neige » mais il est évident qu’ici la phrase termine le texte! Il me semble, pour te donner un peu de ma fabrique d’écriture, que la notion de neige à la fin insiste sur la solitude du personnage, ce froid qui arrive avec la ville, et que la météo n’aurait que très peu d’importance au début, c’est la tornade dans la tête qui m’intéresse au départ. Merci de ton commentaire en tout cas.
(les mots des pauvres gens « ne rentre pas trop tard, surtout ne prends pas froid ») (Paris attends moi j’arrive!) (extra)
Merci, Piero, sans parenthèses!
L’emprise de la colère et la force que ça donne pour partir malgré Ma, les jacinthes, l’énumération des choses qu’on laisse, les adieux, la description du trajet jusqu’au bus. Tout cela hypervisuel et bien rendu. Belle arrivée. Merci, Claire.
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