Elle écoute, elle pense qu’elle écoute, agitée sans cesse, le repas à préparer, la vaisselle, ranger, répondre au téléphone, à son mari, à son fils, un mail urgent, et du fond de la cuisine rassure : oui je t’écoute et pour le prouver répète la dernière phrase entendue, entendue pas écoutée pour vous relancer, c’est qu’elle aime vous tirer les vers du nez. Oui et tu disais que … son cerveau mémorise à merveille, comme un bon petit robot, et la phrase ainsi répétée aussitôt dégoutante. Oui et alors ? veut tout savoir et continue de s’agiter, et puis tombe l’enclume du conseil non demandé. Je serais toi, tu n’es pas moi … il faut que tu… beaucoup de ses répliques commence par il faut que, même pas tu devrais, pas le moindre doute en vue, il faut que. Son écoute vous atteint comme le museau de l’aspirateur son écoute vient fouiller dans vos petites affaires, quelque chose comme un reniflement de fond de culotte, une curiosité étrange qui vous encombre et pourtant de toute évidence elle vous écoute, vous interroge, s’intéresse, au point parfois de vous rappeler une de vos affirmations passées, comme si elle vous prenait à défaut, car depuis longtemps, elle vous a catégorisé, vous êtes ainsi et n’êtes pas autorisé à changer, ça l’offenserait.
Il parle, il a beaucoup à dire, il est intelligent, chacun le reconnait donc il parle, parce qu’il a besoin, besoin d’être écouté, entendu, compris mais comme il le désire, comme lui s’écoute et se comprend en quelque sorte. Il parle aussi pour arrêter de penser, en dépit de sa grande intelligence lourde à le faire souffrir, il parle plus fort et accélère le rythme quand il sent l’attention de l’auditoire baisser, ou de l’incertitude dans les regards, il panique alors il scande mieux, détache chaque syllabe, affirme encore plus et doute d’autant, il parle pour occuper l’espace, il a peur qu’on l’oublie, qu’on ne remarque pas son extrême intelligence, qu’on ne le comprenne pas, qu’on refuse d’adopter son point de vue et plus il parle, moins il se sent écouté, moins il se sent compris, plus il est seul et frustré. Il a parlé toute la soirée et il est au désespoir, il soupire : je n’ai pas pu en placer une comme d’habitude… quand on y pense, c’est vrai, il n’a rien dit.
Il est vieux. Ses habits le disent, son béret et son long manteau en chevrons, et puis sa voix qui tremblote, il court comme un lapin et dévale nos trois étages dans une respiration, le voilà debout au milieu du salon sous les feux de la colère de son ami, il sourit, il sourit bon enfant, il est bien le seul à ne prendre ni à cœur ni au sérieux les exaspérations de son ami, il sourit, son béret à la main, personne ne l’a invité à s’assoir il n’est pas vexé, il nous connait et nous aime bien, il sourit, il rit un petit peu aux hyperboles exaspérées du camarade, il attend tranquillement que ça se calme et ça se calme. Il nous donne des cours de maths, on s’impatiente, on n’aime pas les maths, des rébus agaçants, il ne lâche pas, il ne donne jamais les réponses mais pose des questions, et de question en question, on finit par lâcher la solution. Ça nous étonne à chaque fois, ses mains et sa voix tremblent, il est lent de tout son âge, on s’agite, on a envie d’être ailleurs, on ne sait pas ce qu’on manque.
Des portraits plein de vies. Tendresse sous le couperet de l’oeil. J’ai beaucoup aimé.
Merci Louise de votre commentaire bienveillant. Je me rrains toujours trop cruelle, ça libère…
Merci pour ces portraits ! La parole y est centrale on dirait. Les deux premiers fonctionnent comme un diptyque : celle qui écoute jusqu’à penser à la place de l’autre mieux que l’autre et celui qui parle pour prendre la place de peur de la perdre. Et puis en creux les autres, très présents aussi. J’aime beaucoup.
Merci Emilie de votre lecture qui rassemble ce que j’ai écrit détaché, ça pourrait être une piste.