Le moment où elle nettoie les fenêtres est favorable à l’introspection, en général l’occasion de regarder vraiment son environnement, au milieu de quoi on se trouve, ce qu’il y a tout autour, dans le cadre et de se demander sérieusement plus sérieusement que d’habitude ce qu’on fout là, vraiment, et pourquoi aussi, à l’école, un cadre par an, l’année châtaignier cour de récréation, l’année préau, l’année rue et ce qui rassure enfant cette permanence du cadre inquiète vraiment plus tard elle se dit ça devant les vitrophanies des vitres de son bureau vitrophanie ou vitrauphanie elle vient d’apprendre le mot quand elle a demandé si on pouvait les décoller les faux barreaux couleur verre dépoli qu’on a collé sur toutes les vitres on ne voit plus que la cime des arbres du petit bois dehors qui est charmant elle ne voit quasiment plus rien du dehors quand elle est assise à son bureau on lui a dit non c’est pas possible on les avait collées pour cacher le local à poubelles en contrebas il la dérange pas elle le local à poubelles elle se dit qu’il y aurait une petite sociologie des vitrophanies de bureaux à écrire ce qui imite les lames d’un store imite aussi vachement bien les barreaux d’une prison elle arrête de travailler pour regarder les types qui viennent dans son bureau dessiner de grands S avec leur balais sur les vitres ils repartent inconscients de la grâce de la beauté de ce geste sa mère se plaignait toujours systématiquement de ne pas réussir à bien les laver les vitres, il y avait toujours des traces au soleil sur les carreaux des fenêtres en bois peintes d’un brun foncé rafistolées année après année par endroits le mastic partait par bloc et il fallait refaire les joints des vitres enlever tout le mastic sec le faire avec délicatesse sans casser les vitres anciennes fragiles dont l’irrégularité du verre déformait le paysage chemin et arbres elle aimait l’odeur et voir son père s’appliquer avec le couteau à mastic essayer de faire un biseau régulier en raclant ensuite la pâte il ne fallait pas y toucher au mastic frais sinon ça gardait les empreintes de doigt si on s’approchait on se faisait engueuler c’était une opération délicate qui se faisait l’été c’était les vacances et les bêtes d’orage venaient parfois se coller dans la pâte les fenêtres restaient ouvertes le mastic séchait et son odeur délicieuse venait flotter dans le salon dans lequel elle regardait parfois la télé quand le soleil tapait trop fort pour rester dehors elle se mettait en travers du fauteuil cabriolet en skaï rouge qui collait aux cuisses les jambes ballantes et dehors derrière la fenêtre on voyait serpenter par terre le tuyau d’arrosage jaune usé et la chienne noire fatiguée était couchée dans l’herbe roussie plus tard c’était son chat qu’elle guettait à la fenêtre le même genre de fenêtres en bois un peu pourrie d’ailleurs le chat quittait l’appartement par le toit descendait dans la cour de l’immeuble et allait dans le laboratoire du charcutier dont le magasin était au rez-de-chaussée, le chat revenait énorme il avait doublé de volume le ventre rempli de saucisses elle imaginait et il miaulait sur le toit d’en face ne savait plus comment refaire le chemin dans l’autre sens alors elle abaissait une planche d’environ 2 ou 3 m pour lui permettre de regagner l’appartement et elle n’avait pas le temps de caler la planche sur le rebord de la fenêtre d’en face qu’il sautait déjà dessus il fallait alors tenir de toutes ses forces ne pas lâcher sous l’effet de son saut et c’était une épreuve à chaque fois elle regarde par la vitre le paysage qui défile le fait-même de n’être pas attaché à un paysage fixe statique modifie la façon de penser et elle se dit qu’on ne pense pas pareil quand on repeint une fenêtre ou quand on fait ses carreaux que dans un bus ou un train et que c’est le paysage qui décide de la pensée là ou le paysage s’échappe en permanence les pensées se renouvellent aussi, se dévident aussi de la même manière c’est ce qu’elle se dit lors de ces petits exils de ces petites fugues en transport en commun lors de voyages en trains et elle pense à sa façon de réinventer les paysages et la réalité quand avec un feutre blanc de ceux qu’on utilise pour décorer les fenêtres à Noël elle dessinait des monstres qui détruisent écrasent les maisons et s’apprêtent à démolir de leur gros pieds les piscines gonflables les pergolas branlantes et les misérables cabanons en bois des petits jardins rectangulaires qui se succèdent sous ses yeux.
bien réussi le passage d’une à l’autre de ces fenêtres, et la traversée des temps aussi,
et puis la scène à suspens du chat suspendu … là on y est !
Catherine Serre
merci beaucoup Catherine !