Heures pensives derrière les vitres du bureau lumineux à l’étage de la grande maison tristes heures longues heures lui suggérait Shakespeare alors que ce qu’elle tentait de combattre c’était davantage la langueur qui s’infiltrait à l’intérieur de son corps impuissant plutôt que la longueur du temps qui ne l’effrayait pas et l’amènerait fatalement vers la vieillesse et les cheveux gris mais la tristesse oui méditations quotidiennes devant le paysage changeant du matin au soir les ciels déchirés de janvier à décembre la course des jeunes chevreuils émergeant de la brume d’automne à l’aube pour lui rappeler ces évidences les moins partagées l’insouciance de la jeunesse sa brièveté sa beauté elle dont les souvenirs ne se paraient que d’oripeaux de longues heures à instaurer le vide pour échapper à ses rabâchages stériles sur la perte et l’absence et le manque pour retrouver un semblant de désir le goût des jours derrière sa fenêtre surplombant la vallée la clairière les bancels où l’on cultivait le seigle cent ans auparavant et les oignons et les lentilles toutes cultures délaissées pour l’herbe soumise à la dent de la brebis ce qui n’évoquait même pas les ravages du dépeuplement de ces contrées sauvages rien n’évoquait plus rien en elle à ce moment de ses cogitations car elle retournait à ses radotages et l’on pouvait se demander quelles pensées la traversaient alors que le sumac de Virginie avait tellement drageonné qu’il réclamait l’arrachage des tiges rouges et veloutées pointant à travers les fougères et qui lui feraient ombrage pouvait-elle l’ignorer ou son regard franchissait-il le visible la pierre la terre le ciel pour s’accrocher ailleurs mais où ailleurs si ce n’était sur l’envers des choses avec cette propension à s’évader finalement dès que le mal creusait son sillon trop loin en elle comme lorsqu’enfant par la fenêtre de sa chambre elle déposait ses rêves sur la montagne pelée du Ventoux gravissant en pensée les flancs de son pas léger portée par son désir de voir l’autre côté du monde avant de retomber dans ses lectures qui l’emmenaient aussi loin que ses divagations à plat ventre sur le lit après un coup d’œil de temps en temps au miroir de l’armoire s’interpellant s’invectivant se défiant ou sur la vitre de la chambre de l’internat les matins d’hiver dessinant des points d’interrogation quant à l’avenir qui l’attendait cherchant dans les nuages et le vol des oiseaux et même des avions haut dans le ciel les signes de son futur interprétant une traînée blanche comme on décrypte les traces laissées par le marc de café se rendant à ses propres codes érigés en verdicts auxquels sans arrêt la vie la ramènerait prophéties auto-réalisatrices derrière les vitres d’une voiture après l’accident du mois d’août ou celles d’une chambre d’hôtel à Blois quand le cauchemar avait succédé au son et lumières du château de la veille ou par la grille d’une porte ouvrant pourtant sur un jardin quand un paysage succèderait à un paysage et des bras à des bras et une voix à une voix sans qu’elle en retienne la saveur ni l’écho parce que tout se déroulait derrière la vitre sans elle et qu’elle assistait interdite à une vie dénuée de sens à laquelle elle ne pouvait plus appartenir observant le monde jouer à l’amour ou à la guerre en sauvant les apparences un monde derrière la vitre d’où sourdaient le mensonge la facilité la futilité la vanité tout ce qu’elle avait perçu déjà deviné réfugiée dans la cabine transparente où elle avait surpris enfant le baiser volé résigné accordé mais c’était aussi bien avant quand à travers le verre à facettes de la porte vitrée de la cuisine elle avait saisi toute la lassitude des gestes du père nu devant une bassine pour sa toilette du soir lisant dans son dos fatigué le poids des souvenirs impartageables
… « souvenirs impartageables », oui. Et pourtant ! Ton texte qui foisonne, loin de l’excès, au contraire, tout en finesse et suggestions, fait émerger diverses périodes, époques, graciles esquisses de ce qui fut, touchantes évocations teintées de mystère, d’où leur charme infini. Je me suis régalée à te lire. Merci…
Je suis touchée, Rose-Marie !
chercher les signes, un monde qui fait signe ou qui laisse esseulée derrière la vitre… Très fort et … si bien partagé !
Oui, c’est cela… une histoire de signes ! Merci de votre passage ici, Jacques.
impartageables oui mais.. même si pas « la clairière les bancels où l’on cultivait le seigle cent ans auparavant et les oignons et les lentilles » que me semblais familière celle qui se tenait là, comme l’enfant déposant ses rêves même si ce n’était pas sur les pentes du Ventoux (sur des endroits variés et moins inspirants)
alors peut-être est ce parce que tu as su trouver ce qui était presqu’universel derrière nos différences
Souvent à te lire, je retrouve la même chose… la même familiarité étrangère…
Bonjour,
Bravo d’avoir si bien réussi ce qui – alors que je commence à y travailler, ayant écouté la vidéo ce soir même – me parait infaisable, l’entremêlement des fenêtres, et des époques – on ne resent pas le travail dans votre texte mais seulement le vagabondage d’un moment où la nostalgie laisse revenir d’autres moments, eux aussi incertains, j’aime beaucoup.
Juste une chose – si je peux …mais c’est aussi un des buts des commentaires – qui aurait tendance à géner ma lecture, alors que le texte commence à peine, ce sont les trois adjectifs lumineux, triste et long, je les trouve comme usés et en conséquence usant le texte, voyez-vous ce que que je veux dire ? ils sont fatigués d’avoir tant et tant désigné qu’ils « volent » le texte, car il ne racontent plus de cette lumière, de cette tristesse ou longueur. Votre texte ensuite décolle et nous fait tourbilloner de la grisaille au vertige de la petite voyeuse, c’est superbe !
Hâte de lire votre 7 …un grand moment pour tout le monde semble-t-il, avec cette proposition de reparcourir en verbe sa vie depuis la conception…Catherine Serre
Un grand merci à vous Catherine, pour ce long commentaire et votre analyse. Oui, je suis influencée par ma relecture du moment (« Les tristes heures sont longues », Roméo et Juliette, Acte I scène I) et j’ai ajouté « lumineux » après coup, parce que j’avais l’image d’un immense bureau à 5 fenêtres ! J’enregistre et je tiens compte de vos remarques, c’est aussi l’un des buts du commentaire, oui, et je vous en suis vraiment reconnaissante.
Nh’esitez pas à faire de même, mon écriture est en cours d’évolution, mais « ça fout les chocottes » !
Des pensées, des songes, des radotages, des vertiges qui résonnent avec aisance. On lit et tout parait couler facilement…
Rien ne m’est simple pourtant et comme j’apprécie votre regard !
Impressionnant, ce texte ! Ce palais des glaces si bien decrit, évalué et la tentative renouvelée indefiniment de voir à travers la vitre, à imaginer la vie au-delà. Beaucoup aimé. Merci
Oh ! l’image d’un palais des glaces me séduit !
Sensible aussi aux » ravages du dépeuplement de ces contrées sauvages » et ton indicible mélancolie… on voudrait prendre une part de ton fardeau…
merci Marlen pour cette magnifique exploration…
Bah, tu es Françoise-des-Cévennes et donc ta sensibilité… 😉 Mélancolie était mon surnom d’adolescente, je ne m’en départirai donc pas !
je n’avais pas lu ce tourbillon magnifique et défiant les temps. Comme d’ailleurs font vos textes car tous ressurgissent d’un coup d’un seul datés d’aujourd’hui ? A quoi doit-on ce miracle ?
Catherine ! Le miracle est celui de la remise en ordre de mes textes à la date d’hier ! Je n’avais pas escompté qu’ils seraient de nouveau publiés du coup. Si j’avais un peu réfléchi pourtant…
Ce sera l’occasion pour d’autres de les découvrir…
Quel beau texte, Marlen ! Tout ce qui s’esquisse, se contemple, s’éprouve dans un monde intérieur cadré par les fenêtres. Je me suis laissée entraîner par le charme subtil de ces évocations. Alors merci !
C’est moi, Deneb, qui te remercie de ta fidèle lecture. J’ai laissé passer le temps et je dois renouer avec l’écriture des unes et des uns et des autres 🙂 Je prendrai le temps de te lire.
🙏