Elle est devant, toujours devant la sœur, depuis toujours oui, c’est la grande sœur et quand le petit frère est né, bien sûr qu’elle s’est ressentie, bien devant lui, en plus entre eux il y en a d’autres devant, l’ainé, un frère encore puis elle, cette sœur qui est toujours devant, c’est bien elle qui sera toujours là devant pour l’aider ou l’importuner, elle est devant en âge, de dix ans, lui est né le dernier, l’enfant qu’on n’attendait plus, qu’on ne voulait pas, une bouche de plus à nourrir, une mère devenue obèse après les trois premières grossesses, cet enfant à quarante-deux ans, insensé à l’époque, un petit dernier après elle mais toujours placé sur elle, la mère ne veut pas s’en occuper et le lui confie de longues heures chaque jour, il est chétif, rien à voir avec ses frères, deux musclés dont l’un d’entre eux est le bagarreur du village, et elle, parlons-en, pas facile sa vie de petite fille, une maladie l’avait retenue couchée très longtemps, après elle était devenue la choyée de la famille, elle, en plus, la seule fille, on lui passe tous ses caprices, devant elle ce petit dernier aurait pu prendre sa place, devenir à son tour le centre de la famille, mais non, elle continue à pouvoir rester devant lui, à rester la personne privilégiée, lui le petit dernier comprend très vite ce qui se passe, et compte surtout sur lui-même, assume sa santé un peu chétive et durant une année son bégaiement à la suite de la frayeur ressentie face à l’emportement violent de son père contre sa mère, devenu encore un peu plus différent du groupe familial, il les regarde avec un certain détachement, le père et les deux frères ainés travaillent dans leur propriété viticole de l’Hérault, très vite on lui fait comprendre qu’il n’y a pas de place pour lui, le malingre qui plus est, peu lui importe il aime l’école, il aime apprendre même si chaque jour, pour faire ses devoirs, il doit se dégager un minuscule coin de table dans la cuisine, la pièce principale, qui accueille à cette heure-là, à la sortie de l’école, deux amies villageoises de la mère, parlant haut et fort et indifférentes au travail de l’enfant, très vite devant tant d’obstacles il apprend l’impassibilité, développe ses capacités à s’abstraire d’un environnement défavorable, l’instituteur lui, le repère et se réjouit des facilités de cet enfant, l’encourage et le fait travailler en dehors de l’école pour qu’il aille plus loin, elle, sa sœur, toujours devant, en ressent très vite de la jalousie, elle qui n’a rien voulu faire s’invente des frustrations, des empêchements à l’époque à son épanouissement intellectuel, elle veut être et se ressentir toujours devant lui, elle veut en même temps qu’il l’aime, même plus que sa mère, ce n’est pas difficile avec l’indifférence maternelle, mais devant lui, elle veut l’être face à toute marque d’affection ou simplement d’intérêt qui lui sont souvent témoignés, elle veut être la seule, pas de partage, lui subit souvent, parfois se rebelle, elle sait y faire, lui apporte les bonbons préférés quand elle se sent en rivalité, ou il s’en est souvenu toute sa vie, un avion en bois sur lequel il s’est plusieurs fois embarqué pour partir à la découverte de pays dont il repérait l’existence et la situation dans son livre de géographie, à dix-sept ans il part pour être pion à Albi grâce à son vieil instituteur protecteur, elle fait tout pour l’en dissuader, elle veut rester devant lui, décider à sa place, le manipuler à sa guise, il s’échappe, il devient autonome, mais il a l’obligation d’envoyer de l’argent à sa famille, argent, il le saura bien plus tard, qui servait à sa sœur pour ses sorties et achats divers, il tombe amoureux d’une jolie fille du village, la sœur devant lui ne cesse de la dénigrer, trop belle, trop sage, trop conformiste, elle ne le rendrait pas heureux ! elle, lui trouverait une belle fiancée mais la guerre de 40 arrive, devant, elle ne l’est pas, lui prisonnier pendant cinq années près de Berlin, il se marie par procuration avec son premier amour, devant ça la sœur maugrée, il ne l’écoute pas, il accepte d’envoyer à sa famille l’argent perçu en tant que prisonnier, assurance jurée qu’il lui sera restitué à son retour, devant la jeune mariée la sœur l’a tout dépensé, aussi quand les années suivantes elle essaye encore de se mettre devant lui de façon inappropriée, alors il la toise avec un sourire narquois et lui dit de passer derrière lui ! Pourtant une fois dans leur vie, la sœur n’est pas devant, lui derrière, puis plus tard lui, devant, elle derrière, mais ils sont à côté, solidaires, lorsque la petite fille de la sœur meurt à l’âge de huit ans.
Elastiques distanciations et grand mystère de la solidarité envers et contre tout, trouver son chemin à soi au milieu de tout ce qui se joue dans l’espace familial – les ironies du sort aussi, des tas de choses qui interpellent dans votre texte, Huguette..; Merci à vous.
Merci Christiane de votre lecture, j’aime beaucoup « élastiques distanciations et grand mystère de la solidarité envers et contre tout » et la suite aussi. La famille est un grand mystère.