Une photographie en noir et blanc, empruntée d’un album de famille qui n’était pas le nôtre, il n’y a jamais eu dans la maison de ma mère d’album de famille. Au dos, une mention, Pauline et marraine. Une occasion rare sans doute pour ces deux femmes d’être réunies, rapprochées dans le cadre, une photo prise à la maison, par un membre de la famille, le tirage est simple, un papier mat, sans bordure, peut-être là aussi un travail d’amateur, dépourvu des fantaisies proposées par les studios comme une marge blanche, une bordure dentelée. Deux femmes, leurs coiffures et leurs vêtements évoquent l’après-guerre, les années cinquante. Elles ont sensiblement le même âge, la quarantaine, un peu plus, leurs corps alourdis de grossesses, de nourritures trop riches. Elles sont apprêtées, les sourcils bien dessinés, les lèvres fardées, c’est dimanche, elles portent des robes imprimées de fleurs, une fantaisie dans l’austérité du noir qui domine l’image, des robes aux coupes soignées, ajustées sur leurs poitrines fortes, ceinturées hautes, les manches courtes découvrent leurs bras ronds, c’est l’été. L’une d’elle est assise sur ce qu’on imagine un fauteuil, il disparait totalement dans l’obscurité de l’image, mais ses bras sont en appui sur les accoudoirs, l’autre se tient debout, la hanche gauche légèrement en appui sur le même fauteuil, la cuisse fléchie, elles sont intimement liées, reliées même par les motifs de leurs robes qui paraissent glisser d’un vêtement à l’autre. Leurs visages sont tournés dans la même direction, le photographe a dû leur indiquer de regarder la lumière, mais leurs regards se croisent au-delà du cadre, celle qui est assise levant légèrement les yeux, quand son amie les plonge au loin, avec une petite mélancolie. Dans le flou de l’arrière-plan on devine une alcôve sombre, seule la partie droite est éclairée par le pan de mur blanc en découpe arrondie, sur lequel on aperçoit le manche d’une guitare en appui, l’amorce d’un buffet, la découpe d’un couvercle de ce qu’on imagine une cafetière, ou encore un pot à sucre en fer blanc.
C’est la photocopie laser d’une photographie en noir et blanc, aucune note au verso, mais on sait que la photo a été prise en 1972. C’est une jeune femme brune, elle porte les cheveux courts, une frange, une chemise aux larges motifs d’inspiration ethnique. Elle est concentrée dans le sourire qu’elle offre au photographe, ses paupières inférieures portent les traces d’un mascara qui a coulé, on ne sait pas si elle vient de pleurer ou si elle ne s’est pas démaquillée de la veille. Le cadrage est assez serré, la femme occupe la partie droite de l’image, on devine qu’elle est assise, l’avant bras et le coude disparaissent dans le bord inférieur, dans la main gauche une cigarette qu’elle vient d’allumer, qu’elle tient entre l’index et le majeur, la pulpe du pouce en appui sur le filtre. Devant elle, une table couverte d’un peu de vaisselle, une grande tasse, sans doute du café, puis la source lumineuse d’une fenêtre, en arrière-plan, le flou de l’appartement, un placard entrouvert, juste derrière la jeune femme la géométrie sculptée d’un meuble à mi-hauteur, peut-être un bar.
C’est une photo enregistrée dans la mémoire de mon téléphone, une cousine germaine me l’a fait parvenir par messagerie, assortie d’un c’est moi qui l’ai prise, à Alistro, durant l’été 1981. C’est la photo d’une photo en noir et blanc, le format est carré mais le tirage original est un portrait horizontal qui donne à voir plus largement l’arrière-plan flou des arbres. C’est le portrait d’une fillette de onze ans, cheveux bruns coupés courts à la garçonne. Elle porte un tee shirt clair au col rond épaissit d’un large bord-côtes, et un cardigan plus clair encore, en maille fantaisie. Son visage de trois quart est tourné vers la droite de l’image, sa bouche s’ouvre autour de sa langue qu’elle tire timidement, presque mollement, on ne sait pas si elle adresse ce simulacre de grimace au photographe ou à quelqu’un hors-champs. Au-dessus de la langue une rangée de dents irrégulières, l’incisive cassée en biseau, le nez clairsemé de taches de rousseur, le regard doux, les paupières inférieures légèrement renflées. En regard, cette photo, la numérisation d’un tirage argentique noir et blanc, est la plus récente de la série, pourtant la moins bien définie, un zoom excessif dans l’image originale. Deux femmes. À gauche on reconnait la femme à la cigarette, une cigarette qu’elle semble n’avoir jamais lâchée, dans la main droite cette fois. À ses côtés on retrouve la petite fille de la photo précédente, devenue adulte, elle porte désormais les cheveux longs. Elles sont toutes deux assises sur des chaises de jardin à lattes, devant la façade d’une maison bardée de bois blanchi, dans un moment qu’on imagine de complicité. La femme à la cigarette a maintenant une cinquantaine d’année, ses cheveux sont coupés très courts, argentés, sa peau brunie de soleil, chaque poignet orné de bracelets, aux oreilles de larges anneaux, on devine ses jambes croisées — le cadre serré n’en laisse apparaître que la naissance — un paquet de cigarettes souple en équilibre sur les cuisses, son bras gauche posé sur le ventre, le bras droit replié sur lui même, le poignet dans la torsion élégante des fumeuses. La jeune fille est légèrement en appui sur les bras, sa robe blanche immaculée contraste avec la tenue chamarrée de sa voisine, son profil est tendu vers l’avant, sa bouche en moue songeuse, elle paraît absorbée dans une réflexion, sous le regard vif de l’autre femme qui elle attend une réponse.
mère et fille ?
bien vu ! et remercier les dossiers de photos en ligne qui sauvent la mise quand on est loin de chez soi 😉
Merci pour ce fabuleux texte, très détaillé et très imagé.
La photo ci dessus est magnifique et les mots qui suivent également.
merci Clarence, on a parfois des trésors dans nos archives, vrai que cette photo me touche particulièrement !
je craignais que ça te ramène dans ton premier ancrage, mais chaque fois on dirait que tu prends appui pour élargir le cercle…
ça aurait été dommage de ne pas me lancer, même si ça tirait un peu en arrière 😉
Que les femmes, les filles de ces portraits sont pleines de vie ! Leur chair, leur souffle, les battements de leurs cœurs palpitent sous tes mots, elles existent plus que sur des photos. Merci pour ce beau texte.
Oh ça me fait très plaisir Laure… me suis vraiment tenue à ce que j’ai compris de la consigne, une description détaillée, oui ça finit par les rendre sinon vivantes, bien présentes