Lignes brisées : à la préfecture
Il pleut. La lumière orange des réverbères urbains se reflète éclatée dans les flaques de l’asphalte. Des gens attendent, serrés sur les marches qui mènent la porte close du « Bureau des Etrangers (sauf naturalisations), Direction de la réglementation et des libertés publiques ». Derrière la porte, le rideau métallique est baissé. Un panneau indique « 8h15-16h15 (Asile 8h15-9h15) ». Le ciel est sans lumière. D’autres arrivent, par deux, par quelques uns, par tout seul. La queue s’allonge sous les parapluies, entre les barrières plantées sur le trottoir. Le perron du bâtiment préfectoral se prolonge de l’autre côté de la rampe de l’escalier, à hauteur d’épaule depuis la rue. Des hommes s’y sont mis à l’abri de la pluie. On attend dans le calme. La queue s’allonge peu à peu, chacun laissant un peu de place entre lui et la personne devant. Une femme en blouson blanc à capuche se faufile entre les barrières, vient toucher l’épaule de la première dame sur le trottoir, qui a laissé un peu d’espace entre elle et les marches sur-occupées. « Méfiez-vous », lui dit celle en blanc, en montrant les hommes sur le perron, « ils vont vous sauter dessus, ils vont vous passer devant ! » La dame s’avance un peu, aussitôt chacun se précipite en cohue pour prendre son tour, on se presse, on s’agglutine, l’escalier est saturé et sur le trottoir la file d’attente s’est resserrée. La panique et l’énervement gonflent. Une altercation naît sur les marches – « J’étais là avant, c’est faux, laissez-moi passer, si vous n’étiez pas une femme je vous mettrais mon poing sur la gueule ! » – La femme en blanc est au beau milieu de l’escalier. Elle ne dit rien. Les autres s’échauffent. Quelques voix calmes s’élèvent pour déplorer la zizanie, apaiser la tension. Une montre au poignet indique 7h30. Il fait nuit. Il pleut. La lumière tombe orange des réverbères. En haut de l’escalier le rideau de fer est baissé. On attend. Quelqu’un propose d’abriter sous son parapluie son voisin dont les cheveux dégoulinent. Arrivent avec leur bébé de jeunes parents. Une jeune femme leur fait signe, qui attend depuis un moment dans la queue. Sans protestations, on se tortille, on fait place, on les laisse glisser jusqu’à elle. Ils se serrent sous son parapluie. La pluie redouble, dégouline, mouille. On attend. Encore. On attend. Au-dessus des immeubles tristes et du garage qui s’anime sur le trottoir d’en face, lentement le ciel s’éclaircit. Lentement. Il devient plus pâle. Il devient gris clair. Il est est presque blanc. Il pleut. Le bureau contigu « Cartes grises » s’illumine, ouvre ses portes. Dans la file d’attente, un mouvement se fait sentir : le rideau de fer se lève. On avance, on monte quelques marches, un temps d’arrêt, quelques autres encore et l’on est sous l’auvent. On ferme son parapluie. Ceux qui cherchent à se faufiler devant les autres se font réprimander. Ils réussissent quand même à gagner quelques places. À l’entrée un policier s’évertue à gérer le flot humain. Il fait entrer les gens par paquets.
Spirale carrée : à l’association
L’escalier est large. Il est grand et large, très large, carré, en béton peint en gris, avec de grandes tranches de rouge aux murs. L’ascenseur est un monte-charge. L’escalier est éclairé d’en haut, les ombres angulaires font des aplats géométiques. Il y a peu de lumière en bas. Tout est plein, les marches, larges, les paliers, tout est plein et carré, les rambardes masquant presque aux regards la silhouette qui commence à s’essouffler, à force de monter. On entend l’ascenseur grincer, la réverbération indistincte de voix, en bas, le choc du métal des portes l’une contre l’autre, les chaînes du mécanisme. La silhouette continue à monter. D’autres pas, en bas, sans que personne ne puisse voir personne dans l’escalier. Au dernier palier, sous le puits de lumière, une porte s’ouvre. Des bruits de voix à l’intérieur. Elle a le visage fin, la jeune femme qui ouvre la porte, et des cheveux noirs. Lisses. Un sourire lumineux, un sourire d’accueil. La silhouette qui montait est un homme aux habits fatigués. Il entre. La fille a tendu l’oreille aux bruits de ceux qui montent, elle laisse la porte ouverte, d’autres vont venir. Elle dit bonjour, elle entre dans un aquarium, on dirait un aquarium la petite loge sur le côté où elle va chercher le courrier, ses mains montent et descendent, flottent dans l’air, attrappent une lettre dans une case du grand casier, comme un bec, comme une pince, elle ressort, l’homme passe dans la pièce du fond, d’autres personnes entrent, s’arrêtent à l’entrée, on dit bonjour, les mains dans l’aquarium continuent à parcourir l’espace, d’une hauteur à l’autre du casier à courrier, et d’autres mains aussi, avec la fille brune il y a une femme plus grande, aux cheveux courts et gris, qui ressort les mains vides de la loge, et ses mains expliquent à un jeune couple vêtu de brun, qu’il n’y a rien, ses mains mieux que ses mots qu’ils ne comprennent pas, ils affichent un visage patient, la femme âgée explique qu’il faut revenir demain, quelques mèches dépassent du voile sur le front de la jeune femme. Sous les toits, les poutres sont apparentes, la charpente est en pente, de grands posters jaunis affichent des slogans, « Il n’y a pas d’étranger sur terre », la peinture s’écaille, dans la grande salle il y a du monde, debout ou assis à l’une des tables rondes, sur des chaises de collectivité. Comme une litanie, à plusieurs voix, à plusieurs échos, à l’accent algérien : « Le quitte, le quitte, ils m’ont donné le quitte ». Des visages, des visages, jeunes, vieux, enfants, femmes, hommes, petits, grands, visages grimaçants, marqués, inquiets, rarement un sourire, sauf un remerciement, ils prennent un café, ils s’assoient à une table, ils restent là. Par la fenêtre-lucarne, le ciel est dur et bleu. Un oiseau passe. Un homme grand, très grand, avec une tête slave, un menton carré, le cheveu ras, il a une cicatrice au milieu du visage, il s’assoit, ouvre son courrier, comme un miracle sur cette masse de muscles tendus, un sourire, toute sa physionomie en est adoucie, il pose le papier sur la table, c’est écrit : « allocation mensuelle d’attente, 300 € ». Une femme dynamique, chignon, lunettes, douce et décidée à la fois, passe entre les présents, salue, s’arrête, s’enquiert. À ce monsieur elle demande : « Comment vont vos enfants ? ». Sa grosse tête qui se balance, son sourire, il bredouille quelques mots inintelligibles. Dans la pièce les mouvements sont lourds, lents, fatigués, tendus. Une exclamation : « Elle a son statut de réfugiée ! » Ça fait lever toutes les têtes. Du mouvement, glissements entre les groupes, on se ressert un thé, la porte à côté de l’aquarium ne cesse d’ouvrir et de fermer, des gens entrent, des gens sortent. Trois têtes sont penchées au-dessus d’un papier, un doigt souligne les lettres OQTF, une voix dit en français : « Obligation à quitter le territoire de la France », une voix traduit en arabe, un regard chaviré.
Bonjour Laure, je réponds à ton commentaire en lisant ton texte. Quelles images et quelle vie dans cette queue humaine qui attend à la préfecture. Très bien retranscrite, l’atmosphère, le langage, le mouvement à la fois du collectif et de l’individu « Elle a son statut de réfugiée » arrêt sur cette phrase, cette personne, cet évènement. Une heure de cette vie-là, merci.
Merci beaucoup Clarence!
WaWw. Beaucoup d’émotions à lire ces instants où dans la même seconde statut de réfugiée et OQTF font vaciller les visages. J’ai vécu ton texte comme une caméra documentaire, silencieuse mais qui ne manque rien de ce qui se joue.
Merci Rebecca, je suis contente que tu aies ressenti la volonté documentaire, j’ai essayé de rester neutre, même si ce n’est pas ‘objectivement’ possible tout à fait.
Merci pour ce texte, pour ce portrait collectif de l’ombre de nos villes, le dessous de nos vies.
Merci Anna !
et un « sans-papier » de plus
..
Brigitte, depuis l’écriture de ce texte, j’ai regardé en différé un des zooms de début janvier et découvert l’association Rosmerta. Bravo !