Monsieur n’a laissé que les enregistrements. À ce jour, nous n’avons aucun portrait d’elle après 1932. Les bandes demeurent la propriété exclusive de son dernier compagnon qu’on reconnait facilement à son accent écossais quand il pose, ici et là une question, ou s’inquiète de son confort. Il m’a autorisé à écouter une partie de leurs entretiens, celle qui concernait ma mère, Selim et l’invention du Sérail. Mes transcriptions ne sont pas exemptes d’erreurs, d’approximations : d’abord parce que monsieur avait l’habitude de sauter d’une langue à l’autre, ce qui ne dérange pas son interlocuteur, mais s’est avéré pour moi un défi dans le peu de temps qui m’était donné. Ensuite, certains passages n’étant pas clairement contextualisés, leur chronologie demeure hasardeuse. Enfin, dans l’état de santé de Monsieur à la fin de sa vie, les drogues indispensables à contrôler la douleur et à le sortir d’une certaine léthargie affectent péniblement sa diction et la nature même de son discours dans les derniers enregistrements. Elle évoque aussi bien des souvenirs que des suppositions, des rêves qu’elle aurait eus de Selim, dont je ne peux dire s’ils sont anciens ou immédiats, éveillés ou nocturnes. J’ai passé plusieurs jours à ce travail de transcription et ne suis pas sortie indemne du côtoiement de cette voix, qui peint un portrait très éloigné de ce qu’on s’imagine ordinairement de Monsieur. On dirait qu’elle a été trop longtemps tenue dans un grave sérieux, comme au fond d’une tombe, cauchemars des enterrés vivants. Son enrouement est irrémédiable, mais on attend une toux qui l’éclaircirait comme un coup de pied dans une pile de bricoles poussiéreuses, on attend un déchirement qui laisserait voir un ciel plus pur, et c’est cette espérance qu’elle provoque qui dit le mieux cette voix et peut-être Monsieur elle-même. Mais la toux ne vient pas et on s’habitue, on s’attache même à ce qui reste et qui n’a pas dit son dernier mot : par instant quelque chose d’aigu et d’enfantin passe derrière le lourd rideau, un sanglot, presque. On ne comprend pas comment elle nous tient, pourquoi on reste attentif malgré sa monochromie qui écrase tout, mais par là justement, dans l’attente. Il faut plus d’une demi-heure pour qu’un vague raclement de gorge vienne révéler à quel point on est pris dans ce fond de cale, où beaucoup d’air souffle, chuintant les consonnes avec une certaine élégance qui masque l’extraordinaire vitalité qui anime encore ce corps, cette trajectoire, en dépit de ce qu’on en a rabattu depuis l’enfance, comme on rabat les arbres avec méthode, avec acharnement aussi. La voix qui suit n’est que la prolongation de ce raclement, on pense à un embrayage malmené et par association, à l’expression « noyer le moteur » et à des yeux perpétuellement humides, peut-être à cause de l’épaisse présence du nez qui accroche le son et simultanément l’emmitoufle, l’assourdi. Le rire demeure étonnamment claire, comme si elle avait encore auprès d’elle un de ses petits enfants dont elle faisait ses messagers et ses traducteurs et qui lui permettaient de mieux cacher son identité dans ses nombreux voyages.
Codicille : J’ai écrit une voix que j’ai eu l’occasion d’entendre longuement, familière oui, mais pas de la famille. J’avais déjà le projet de l’associer au personnage de Monsieur*, d’en faire le préambule aux transcriptions réalisées des enregistrements de ses mémoires, pour le manuscrit. Je mets ici en gras ce qui ne concerne que la voix. Je me demande si j’enregistre le tout ou seulement le descriptif…
*NDLR : Qui est une dame