Par petites gorgées, le café dilué descend dans la poitrine, circule en dedans, substance qui visite, aide à accueillir un jour nouveau. Il serre le verre de cantine, assis face à la fenêtre qui donne sur la rue vide. Il attend. Il s’est sans doute levé trop tôt, ou trop tard peut-être, le réveil n’est plus un principe d’arrache-pied comme avant. Maintenant que la boîte a fermé, il ne met plus de réveil, mais cette rue vide le travaille. D’habitude les gens rentrent dans la maison de retraite en face, c’est une sorte de cavalcade dans les escaliers, un empressement général, des estafettes garées n’importe comment pour décharger les marchandises, mais vide à ce point-là. C’est anormal. Une arête en travers de la ville. Il faudrait se renseigner, on n’est pas dimanche tout de même, ni lundi 10h quand tout le monde est déjà rentré dans les immeubles, déjà attablé devant l’ordinateur, les salles de classe ont fermé leurs portes, les escalators ont ramené leur flot de voyageurs. Non, on doit être un mardi, drôle de jour furieux le mardi, une frousse au bide tous les mardis, les débuts de semaine qui flanquent l’envie de fuir dans un écran de télévision, perdre la tête dans une émission à sornettes, le mardi c’est jour d’irruption, de mauvaise blague, de conflit. Il n’a pas fini sa tasse qu’il fait couler l’eau du robinet, laver la petite vaisselle de la veille, habitude de vieux solitaire. L’eau glisse entre les doigts, une brillance un peu grise vient les effleurer, l’eau est trouble, toujours calcaire il pense, et puis de minuscules graviers tombent soudain sur l’assiette qu’il tient bancale d’une main. Mais qu’est-ce que c’est. Le robinet se met à hoqueter, tousser, crache quelques granulés et finalement se calme, l’eau tiède refroidit, il tourne le levier vers la gauche, à 90 degrés toute, mais le filet d’eau s’étiole, il a beau chercher du bout des doigts une once de chaleur, rien de vient qu’un rai de plus en plus froid. Il se tourne vers la fenêtre, dépliant le long torchon pour essuyer les plats, c’est fois il aperçoit l’angle de la maison de retraite, un vieil homme échevelé, maigre et tendu par l’affolement agiter le bras et se fendre en imprécations terribles, il tremble de tout son corps, deux hommes en blouse bleue viennent le chercher, tentant de lui parler, de le prendre chacun par un bras, un coude, un os, lui intimer l’ordre de regagner sa chambre, qu’il ne sert plus à rien d’entreprendre quelque chose. Il reste paralysé devant la scène et pris de doute, se précipite dans le salon où le canapé-lit déborde de couettes désordonnées, roulées en boule, un peu malpropres, comme des torchons négligés. Il saisit la télécommande, active le bouton, rien ne vient, ni son ni images, il se jette sur le seuil, pousse l’interrupteur, rien ne se déclenche. Pris d’une vague tension, il enfile un blouson, cogne brutalement la porte qui ne parvient plus à s’ouvrir naturellement, le bois s’étant rétracté fait plier la serrure, il referme à la hâte, dévale l’escalier. Être dehors, c’est être un peu au courant, être près des choses, être une oreille. Le long du boulevard, les magasins n’ont pas ouvert les rideaux métalliques, ni la petite librairie de quartier qui ouvrait même pendant le confinement. N’a-t-il pas entendu parler l’autre jour d’un nouveau variant ? Une information lui aurait échappé ? Il tâtonne au fond sa poche, le téléphone est resté là-haut, de toute façon c’est un vieux portable sans internet, il ne court pas après les réseaux sociaux, mais la librairie tout de même, ça c’est inquiétant. En bas du boulevard Michelet, il coupe à travers des ruelles et se précipite vers la gare. Il entend une femme et son gamin hurlant qui lui tire le bras, refuse d’avancer, un autre passant les croise, « qu’est-ce qu’il est nerveux ton fils madame ! », elle détourne la tête, il s’avance vers elle, tenez, il lui tend un sachet de biscuits, peut-être qu’il aime ça, dans un élan de panique elle déchire le plastique et donne les langues de chat à la fraise, le gamin saisit, enfourne un biscuit dans le creux de sa bouche pleine de salive d’énervement. Je peux vous demander quelque chose ? Elle le remercie du regard, les yeux plissés de désolation et part en courant avec le môme, désolée on va rater le train, mais pourquoi que se passe-t-il parvient-il à crier, « je peux pas… désolée, parvient-elle à articuler, faut partir ! » Une onde étrange commence à geindre dans le lointain, un frimas d’orages dans le ciel qui prend une couleur tiède et se remplit de petits gravillons informes, quelque chose gronde en dedans des jambes, ce doit être le métro qui circule là-dessous, c’est une drôle de sensation, et lève les yeux vers le ciel, et de très loin hors la ville, surgissent des ronronnements lourds, énormes bourdons qui viendraient frémir sur la ville, instinctivement il va pour se réfugier dans la gare mais le hall est si désert qu’il recule et se lance sur l’avenue commerçante. Ce n’est pas possible, il ressent le grand ébranlement de tous ses sens comme lorsqu’on marche à vive allure, quand le cœur bat sa chamade décousue, un tempo qu’il connaît, un battement ordinaire, mais rien là n’est ordinaire, la boulangerie close, comment se passer de pain, le choc que ça lui fait, l’absence d’odeurs dans l’avenue, elle qui grouille de sucre glace, de fritures, de viandes décongelées, comment est-ce possible, et ce groupe de jeunes là-bas, il fonce droit sur eux, ces derniers ne marchent plus, le visage rentré dans les épaules, bonnets fichés sur les yeux, ils grimacent et d’un coup chevauchent des trottinettes électriques qui filent sur le trottoir, comment alpaguer les gens quand on n’est plus piétons, profitant de la même vitesse, plus possible de contacter ces gens qui filent à vive allure, il marche et pleure presque, soudain le petit marché. Installé, ouvert ! Il déambule entre les étals, incapable de parler, prêt à chanceler, les marchands ont des visages placides, plient lentement des vêtements, le regard rentré, les commissures des lèvres, des filles attendent à l’abribus, juste en face, les traits creusés peut-être, les pupilles froncées, à moins que ce ne soit, un match qui se donne quelque part, qui aura vidé les rues, il ne s’intéresse pas au sport, il aura loupé l’événement, il aura oublié que le monde s’arrête, doit s’arrêter pour une rencontre aussi décisive, il commence à réclamer un pantalon à sa taille, le marchand ne fait pas véritablement attention, tend machinalement un jean, ça pourra aller, oui dix euros monsieur, il tend le billet, au moment de lui remettre l’argent lorgne le visage de l’autre, cet autre qui ne se laisse pas dévisager et détourne les yeux, d’une voix tremblante qu’est-ce qui se passe, vous savez quelque chose ? c’est bien vide aujourd’hui monsieur répond l’autre, il s’affaire dans des sacs poubelle, en ressort des paquets de pulls, on sait pas bien monsieur, le monde tourne pas bien en ce moment, il s’arrache du stand d’un seul mouvement, arpente la place à grandes enjambées, il faut trouver il faut trouver, un homme est assis à même le sol, fait la manche négligemment avec un pot de yaourt devant lui, il se baisse, le regarde avec une peur mal contenue, s’il te plaît mon frère, il sort deux euros, s’il vous plaît vous savez ce qui se passe ? Trois camions citernes arrivent bruyamment sur la place, faut tout ranger, tout ranger, on remballe ça tout de suite, remballez tout on vous dit, deux voitures balais activent leur machine, actionnant de multiples frottements sur l’eau déversée, il lui faut tendre l’oreille, reprendre, écouter, lire sur les lèvres, mais le mendiant semble articuler dans une autre langue, un grognement dans un tube, toute la bouche forme un tube, ou un tunnel. Mince filet d’air froid, la gorge s’ouvre. Il se redresse, court au stand de légumes, récupère un cageot de fruits périmés, des pommes blettes, des salades brunies. Les bras chargés, un sac de pommes de terre sur l’épaule, il décide de rentrer, la tête prise en étau, le regard cherchant à piéger la moindre silhouette, lorgnant le coin des rues, les porches, la devanture des vitrines, mais rien ni personne ne peut répondre, les rues vides déploient leur organigramme mesuré, logique et tiède, filets de murs en frêles citadelles de sable, comme si la foule seule pouvait leur redonner contenance, forme et ravissement. Sans elle, les places fortes paraissent désuètes, sans volonté, prêtes à plier, à se laisser grignoter par l’air. Dans l’immeuble, les portes closes ne laissent filtrer aucun bruit, les voisins sont pourtant si bruyants et spontanés, à présent le hall se dresse en montagne plongée dans la nuit, il frappe d’un coup d’épaule, la porte se débloque, il rentre essoufflé, pose le cageot sur la table, se passe un coup d’eau sur les mains, les tomates perforées ont coulé dans les paumes, quelque chose gratte à la tête, il sent entre ses doigts les cheveux qui grincent sous des grumeaux de terre, il faut aller dans la salle de bain pour vérifier le visage, l’ampoule maladroite, frêle danseuse, bulle de savon, le miroir, le visage ratatiné, il peut le presser des deux mains comme sur une toile de Munsch, s’amuse en idiot à reproduire la toile, retrouve la bouche du mendiant, refait le mouvement du cou, des mâchoires, de toute la bouche, plusieurs fois, grimaçant devant la glace, pauvre rêveur déambulé seul à dix mètres d’altitude dans la petite salle de bain, d’un coup se fige, blême, tête d’épingle sur le corps d’un papillon de nuit. Refait le creux du tunnel, refait encore, se crispe. « WAR ».