Sur la table du salon, fenêtre à ma droite, j’ai déployé mon écran d’ordinateur. Comme chaque jour, à la même heure, je me consacre à un bref moment d’écriture, à un face-à-face avec moi-même, à une introspection existentielle. Dans un incessant dialogue, parfois véhément, ma raison intime et assigne à mon imagination les bornes à ne pas franchir. Je suis tiraillé entre l’un et l’autre, comme un enfant de la discorde, que se disputeraient des parents en crise. Quand l’imagination prend le dessus, je me prends pour Mozart, ma main gauche ignorant ce que tape la droite, QSDFG d’un côté et HJKLM de l’autre, les doigts survolent le clavier avec agilité et grâce dans une envolée lyrique, pour un alignement des mots, des paragraphes et des chapitres s’ajoutant les uns aux autres. Mais quand la raison est trop présente, je bute sur les caractères à assembler et les mots à aligner. Avec la souris en surbrillance et la touche SUPP du clavier, j’efface et je recommence, mes idées bouillonnant et s’évaporant aussi vite qu’elles sont venues. Comme Pénélope attendant le retour d’Ulysse, je délie et retisse l’ouvrage, jamais satisfait car toujours appréhendant le résultat final, le moment de la délivrance. Bref ça n’avance pas vraiment. Ce dilemme, que je dois probablement partager avec d’autres rédacteurs, je le vis lorsque la maison redevient silencieuse en milieu de matinée.Je devrais être tranquille jusqu’à onze heures du moins c’est ce qu’on m’a dit car je ne dispose que d’une heure de tranquillité quotidienne pour me consacrer à l’écriture. Le rituel est toujours le même. Il se déroule dans une maison idéalement située au fond d’une impasse; loin de la rue principale et de sa circulation intense. De temps à autre, on entend le rapide pour Paris passer à quelques centaines de mètres de la fenêtre où je me suis installé pour écrire.Selon les jours et la direction du vent, j’entends plus ou moins distinctement le passage de ce train de 10 heures 37, qui fend les brumes du Nord pour mieux plonger dans la grisaille parisienne. Je sais qu’il me reste moins d’une demi-heure pour coucher au propre des idées, griffonnées à la hâte, d’une écriture en pattes de mouche, sur un papier plié en deux, que je pose invariablement à la droite de mon clavier. Aujourd’hui le vent dominant souffle de l’ouest portant haut les effluves et les sons. Je ferme la fenêtre pour mieux m’isoler du bruit. J’ai posé à ma gauche, une tasse de thé ou de café que je bois froid la plupart du temps. Je suis indifférent à l’arôme de ces breuvages, trop accaparé par mes pensées. Je n’ai pas vraiment de préférence entre le café ou le thé, mais le fait de porter la tasse à mes lèvres est plus une manie qu’un désir de me désaltérer, car cela m’aide à réfléchir, à organiser les phrases, à choisir le temps grammatical et à soupeser les mots. La grammaire et les syllabes des mots scandent mon rythme au gré de mon humeur. Au passé lourd et révolu, je choisis le temps du présent, celui de l’instant présent, et je m’offre de temps à autre, une parenthèse de fantaisie dans un futur idéalisé. La télé éteinte au fond du salon, n’est qu’un regard noir atone et sans âme devant moi. Pourtant j’aime bien l’allumer de temps de temps, pour un accompagnement de bruit de fond, qui m’aide à m’évader de mon écran, comme un retour à la réalité ou un éveil d’un rêve, pour mieux conjurer la peur d’être allé trop loin dans l’imaginaire et de ne plus en revenir. Une boule de poils ronronnante bondit soudain sur la table, la queue en panache en point d’exclamation, et vient piétiner allégrement le clavier, tout en frottant contre l’écran de l’ordinateur, sa frimousse joufflue de matou satisfait. L’écran est devenu noir….comme celui de la télé. Le texte que j’écrivais n’a pas été sauvegardé. « Eh merde ! » je vais devoir tout réécrire et repartir de la dernière version. Plutôt fâcheux car j’étais particulièrement inspiré aujourd’hui. Mais le félin n’en a cure…il n’a qu’une idée en tête : s’allonger à la place que j’occupe, peu importe que ce soit sur l’ordinateur, du moment qu’il profite de la chaleur des rayons d’un soleil particulièrement généreux ce matin. Paul Léautaud aurait écrit que le meilleur ami du chat était l’écrivain….sans doute avec du papier et des plumes.