Je veux saisir le moment où tu te décides enfin à sortir, parce qu’il faut bien accepter de sortir parfois, aller acheter le pain, faire cet effort douloureux de s’habiller, de voir la lumière, rentrer dans le flot du bruit souple comme une liane devineresse autour de toi, ce n’est pas jour de marché dans ta tête, mais jour du petit jour, où tu acceptes de t’employer à rentrer dans le monde. S’isoler totalement n’est pas bon pour le moral, tu le sais, et si jamais tu pouvais faire ce petit tour par la médiathèque ce serait encore mieux. Là-bas les vitres sont immenses et forment un solarium dans le cœur quand tu t’enfonces dans les canapés fleuris, déjà remplis de mômes qui chahutent. Cette pagaille pleine d’étoiles. « vous n’auriez pas le dernier Connelly ? » Ton cœur sur une civière, s’abreuvera toujours de bons polars. Après tu rentres, et d’avoir marché un peu, tu as tout à coup cet élan-là, difficile à narrer, la force de te laver, de rentrer dans une eau souple qui te bouscule tout l’intérieur. Je veux saisir le moment exact où tu sens confusément que tu pourrais t’en sortir, peut-être en sortir, de la dépression.
Je veux pouvoir t’accompagner au matin, depuis le fourgon où tu te gares en pleine nuit, dans la cave n°59 de la rue Michelet, sous l’immeuble du quartier de la Roseraie, rempli de linges comme des cygnes tourbillonnants aux fenêtres, qui viennent chercher des miettes de pain par les fenêtres ouvertes. Il ne pleut pas toujours en banlieue. Parfois c’est un soleil déplacé de biais, qui allège les pierres, qui rend moins épais. Tu ne sais pas, il faut bien faire semblant de sortir, arpenter la pente, descendre en souterrain, revoir la dame qui chante avec son accordéon. Cette souplesse du zinc, comme si là, dans ce couloir de métro, tu étais au comptoir d’un café, à écouter la dame qui chante.
Je veux saisir ce moment où tu baisses la tête pour rentrer dans le garage, la grande salle sans fenêtres où tu vis en ce moment, cent euros le mois, ça arrange la famille du vieil homme, arrondit leurs fins de mois, puisqu’il y en a plusieurs à supporter, douze pénuries exactement par an, c’est pas la panacée de trouver un logement aujourd’hui, une telle chance de pouvoir amasser tous tes cartons, ta vie fuligineuse, ton ancre marine, tes quelques étagères. Et le petit frigo où tu ranges encore des livres. Tu as mis de la mousse en plastique en bas des portes pour boucher les courants d’air, c’est tuant les courants d’air. Ils n’ont plus de voitures, il fallait bien occuper le garage quinze mètres carré, et puis c’était financièrement impossible une voiture. Alors ça pourrait devenir possible, à force de thésauriser un peu, de petits tafs en petits tafs, de mettre de l’argent « de côté » comme on dit, pour trouver une caravane, te poser face à la mer, cinq euros la nuit, tu travaillerais sur les marchés, dans les vergers de Vendée, les cueillettes de pommes et de champignons dans les grottes souterraines et glacées. Tu aurais l’esprit libre, et les choses qui bougent en dedans seraient plus libres, à presque reprendre, là où tu les as laissés, l’écriture de tes romans.
Je voudrais trouver le temps de te rendre visite, mon Jacky, passer un dimanche en début d’après-midi, passer la fouille, la demande de papiers, répondre au questionnaire, traverser plusieurs sas, des vitres sans teint pour enfin m’asseoir en face de toi – te retrouver jovial, le corps et la tête bien faits, d’avoir affronté les courts-circuits de l’existence sous le guet placide et lent du gardien, tandis que je te crois, toujours je te crois quand du carré des épaules, tu dis tu t’es rangé. Le regard bleu dans l’isoloir. Mon cellulaire et doux frangin, mon sans-lumière, mon fier gredin. Allez venez, Milord.