Ni nom, ni date.
Epreuves d’un photographe du temps où se faire tirer le portrait était encore un événement, elles s’échappent d’un carton rongé aux coins par les rats.
Des couples le jour de leurs noces, décor immuable, voile et couronne identique pour la mariée sur la plupart, il me semble jouer au jeu des 7 erreurs en étalant sur le sol les images en noir et blanc.
D’où m’est venue l’idée d’en parer les murs de mon escalier, sinon de cette maison de famille aux parois de laquelle le maître des lieux avait alignées les tronches, figées en groupe, de diverses corporations, bouchers, étudiants, maquignons, pharmaciens, cabaretiers qui me fixaient de leur moustache.
J’ai scruté souvent certains visages dont les traits m’évoquaient un destin, je les vois encore, longtemps après avoir oublié même qu’ils avaient existé.
Mes mariés racontent une autre histoire, le deux nous conçoit, combien de couples dans nos ancêtres, mathématiquement paires, dédoublement par conception, jusqu’à l’implexe.
Choisir ceux qui entreront dans mon théâtre, exposés aux regards, personnages d’aïeuls empruntés pour la parade nuptiale, sans précipitation, par l’émoi que provoque le noir de leur regard ou la crispation d’une main, une œuvre dont je suis l’auteur.
Tandis que je centre la première qui me « tombe » entre les mains dans son cadre, mon pouce couvre le visage de l’homme, je suis droitière, note que l’épouse est toujours à gauche, la tradition dont on ne sait si elle tient au cœur ou à l’épée, me propose un damier régulier.
1- Elle a des yeux si clairs qu’ils paraissent transparents, je la range dans la catégorie des belles, que j’ai mises à égalités avec mes laides pour prouver que l’apparence ne fait rien à l’affaire, chacun trouve chaussure à son pied.
Lui, je l’officie grand-oncle pour m’approprier l’anecdote qui glorifiera mon mythe, du même sang coulera de nos veines pour la postérité.
Elle est une héroïne, dans le tragique à se bruler les ailes, j’aurai préféré avoir hérité d’elle mais on ne décide pas de qui on nait, et Lui fera aussi bien l’affaire.
Toute sa vie il a vécu dans la maison de ses parents, en bordure d’une petite ville de province dans laquelle il officiait comme accordeur de piano, sauf les premières années de leur mariage.
Ils avaient évidemment leur nid, un petit appartement tout tordu doté d’une chambre à part, en haut d’un petit escalier, au milieu de laquelle trônait le lit.
Les enfants ne venant pas elle s’appliqua à rendre charmant le lieu qu’ils habitaient, se jouant du noir de son univers à Lui, elle faisait exploser les couleurs lui offrant en guise d’éclat la texture de l’étoffe, uniquement du sublimement doux ; fourrure, soie, cachemire, alpaga.
C’est à cette époque là que commença l’écriture des cahiers qu’elle noircissait de sa graphie penchée, chaque jour elle notait par le menu le passage du temps, Lui était aveugle, disposition au talent d’accordeur, elle pouvait donc sans crainte inscrire ce qui lui passait par la tête. L’heure notée rythmait la journée, suivie d’une description du contenu d’une assiette, la citation scandée du moment, entre deux frises, les mots d’une chanson, un rêve, son ennui et l’amour qu’elle avait de lui.
Elle écrivait souvent que son secret était de ne pas en avoir et de s’en contenter, ensemble ils s’inventaient une existence intemporelle dont la vacuité formait un centre auquel ils se consacraient.
Elle brodait pour Lui un quotidien en merveilleux, à coup de mots, qu’elle lisait à voix haute en souriant, parfois.
Après sa mort il a conservé les carnets, c’était sa femme qui était là, sur les papiers dont plus tard, il a commencé à couvrir les murs, page à page détachée, collées, là où sa main se posait, leur morne existence détaillée au point que rien de ce qu’ils avaient vécu n’avait sombré dans l’oubli, jusqu’à ce qu’un jour les murs, à leur tour, soient repeints.
La graphorrhée est un symptôme dont sont atteint grand nombre d’écrivains épileptiques, si l’on en croit Wikipedia, Dostoïevski, Byron, Dante, Molière, Pétrarque, Poe…
Je me suis demandée s’il y avait un lien entre la pathologie et l’acte même d’écrire, cursivement, un crayon et une feuille de papier pour support, s’il était possible pour le cerveau de perpétrer le même mécanisme avec le bout des doigts, un clavier et un écran.
L’acte d’écrire s’incarne-t-il biologiquement?
Mais j’oubliais, c’est lui l’ancêtre, avec lui j’institue la cécité comme tare de famille, une crainte à avoir.
2- Ainsi la seconde a-t-elle un léger strabisme, on ne voit que cela, les défauts du corps attirent le regard d’autant plus que le porteur en est conscient, ça crève l’écran qu’elle est confuse de laideur, la pauvre n’a rien de gracieux, pas même la main qui porte le bouquet, boudinée d’un anneau trop petit.
Elle est celle que l’on espérait plus marier, Lui est insolent, un rictus scélérat pour que l’évidence la fasse riche à son bras.
La dernière sœur d’une sorrorité nombreuse, filles d’un riche rentier amateur de Trotteuses, elles ont grandi dans le cheval.
Si les ainées ont su saisir les cheveux longs de la chance qui danse en rond devant toi pour que tu l’attrapes, et devient chauve quand tu tends enfin la main, elles ont fui la maison du père.
La mienne est restée choisissant l’art du dressage, pour maîtriser les chevaux dont elle tressait les crinières de rubans éclatants.
Lui est espagnol, entré au Haras comme palefrenier, il est beau et viril, c’était écrit.
Ou était-ce l’inverse, un roman dans lequel la fermière Paymobil aurait épousé Ken de Barbie, l’amour y était passionné et ne résistait pas au temps.
J’aime son nez dont je n’ai pas hérité.
Ils se sont mariés dans une église derrière le cœur de laquelle survivent intacts des gisants de marbre blanc, une femme aux traits fins, son petit lévrier couché à ses pieds et un homme cadavérique dont on ne peut qu’admirer le travail de l’artiste à creuser dans la pierre l’apparence d’une peau collée aux os.
L’inscription dessous nous rappelle notre condition de mortels, « je suis ce que tu seras, un tas de cendre » le mot cendre est caché par une pelle en plastique bleu accrochée à la manche de son balais, depuis toujours on dépoussière.
Ils n’eurent que des garçons qui ressemblaient à leur père, sauf un, qui survécut, amer de se croire d’un autre géniteur que le sombre hidalgo, vendit le Haras pour se consacrer à la course automobile, hurla sa vie durant la nécessité de se défaire des églises, ces grandes bâtisses dédiées à dieu et à l’histoire qui tiennent debout parmi les ruines des maisons des hommes écrasés par les guerres.
Le paysage serait autre, si elles étaient rasées, toutes, pour de vrai, pierre par pierre, colonne par colonne, voûte par voûte, gargouille par gargouille, gisant par gisant, ce pays aurait une autre figure.
Il n’a pas eu le temps de voir l’ordre ancien qui encerclait le lieu du culte d’habitations remplacé par l’alignement des maisons préfabriquées en périphérie, les zones d’activités aux enseignes identiques, le long des départementales qui charrient les camions, où les calvaires ont laissé place à des bouquets de fleurs synthétiques pendus aux arbres ou aux pylônes, signalant ci et là, d’un prénom en lettres capitales les morts de la route, avec la date que la pluie efface au fil des années, l’un, Paco, était son petit-fils.
Autant de gisants nommés, des garçons surtout, des gosses en général.
Mère de fils, Elle n’a pas perpétué son refrain de mal-aimée, la berceuse qui fait accroire aux filles que l’amour rend heureux.
3- Sur celle-ci plane un mystère bien grand, leurs visages sont impassibles, vidés de toute substance, je peine à trouver un sens à mon choix, sinon qu’il n’y en a pas, ce serait simple de l’afficher sans parer le geste d’une caution imaginaire. Ce peut-il que nos actions puissent réellement être gratuites ? Placée là, offerte par moi aux regards, elle dit quelque chose cette image, l’impénétrable d’une poitrine corsetée et boutonnée jusqu’au col, où le cœur bat pourtant, envoyant le sang aux membres par giclées contenues dans la fine paroi des veines, il y a eu de la vie dans ces êtres de papier glacé.
Leurs vêtements ont-ils provoqué l’extraction du lot, engoncés dans un tissu qui rigidifie leur pause, ils font barrière, je les imagine nus, semblables mais sans oripeaux, quelle difficulté de se figurer la consistance de la chair sans prendre modèle ailleurs, je ne veux pas.
Ce ne serait pas eux me dis-je, il y a quelque chose de caché, là, qui doit le rester, aucun indice matériel ne parviendra assez à nourrir une légende, ils resteront prisonniers de leur réalité.
Ils évoquent des lieux confinés d’un ennui si pénétrant qu’émouvait jusqu’aux larmes la chute d’un pétale ou d’une tartine, des intérieurs au sein desquels le sentiment est sédition, brûlant de violence silencieuse.
Derrière les lourds rideaux s’ourdit un complot dont nul ne peut échapper, les tortures du corps et de l’esprit sont nommées châtiments pour justifier la punition des écarts, il en va de leur réputation, qu’on ne dise pas que…
Les livres pernicieux sont cachés au dernier étage des bibliothèques, l’enfer inaccessible, seul l’utile est enseigné, on tolère les lubies à condition qu’elles se parent de science du tangible, hors quoi c’est folie.
On enferme les enfants qui dérangent dans cages, il faut se tenir droit, obéir aux règles mêmes celles sans justification, on s’autorise des vies alternatives, à condition qu’elles le restent.
On parle « d’eux » et de « nous » des espèces si différentes qu’on ose envisager qu’elles se croisent un jour, on croit fermement que sa vérité est foi, on a son quant-à-soi.
Les maux de ceux qui en sont issus inventent une langue du dire, ça parle autrement, par des voix qu’on entend, des organes qui hurlent, des pulsions irrésistibles, ce sont ceux qui dessinent l’arbre avec les fruits au bout des branches.
Retrouver la source originelle, dans ce fatras, est une gageure, rares sont ceux qui entreprennent la quête, faute de temps, on se fie à ce qu’en ont dit de plus anciens pour sans cesse répéter la même question.
Le masque qu’ils portent préserve leur espèce du manquement, ils se tiennent droit, certains de leur fait, empruntent une route sans bifurcation autre que la catastrophe naturelle laquelle emporte avec son souffle bien plus que les débris du décor.
Je n’ai pas souvenir du temps où la question du commencement n’était pas lancinante, très enfant elle prenait la forme d’un tiroir dans lequel nous étions rangés la nuit par un géant sans visage qui refermait sur nous les possibles tandis que le jour il nous manipulait comme on tient en sa main des figurines, inventant des jeux au gré de ses humeurs.
Lequel d’entre eux avait-il désigné la place à tenir, les règles inhérentes à sa conservation, ceux-ci font figure de modèles et me tiendront à l’œil.
4- Une autre m’évoque un drame familial, elle semble joyeuse à première vue, ils sont tout sourire, la robe est plus courte aussi, l’ambiance moins guindée, une grande guerre a passée emportant avec elle les hommes jeunes et les conventions.
C’est un mariage de l’amour qu’elle porte dans son ventre, il légitime l’enfant qui en est la cause, du temps où la naissance distribuait encore les cartes de la providence. Si l’on pouvait se jouer des dates, la grossesse criait encore la faute à réparer de s’être laissé prendre, telle une mouche dans la toile tissée par la fatalité.
Aussitôt chacun retrouvait la place qui lui était attribuée, lissant l’aspérité d’une vertu écornée, au prix du silence, ce que l’on cache.
Elle ne dira jamais qui est le père, la société ordonnera que ce soit le mari pour protéger le bien acquis dont l’enfant héritera, la mère ne découvrira sa toute puissance qu’une fois sa propre vie sur le point de s’achever, le père est celui qu’elle aura désigné comme tel, le social tient le biologique en l’état.
Nulle place pour s’étaler sur la langueur, la courbe de l’histoire prend racine à un point défini par une intersection, le reste en découle invariablement selon des formules mathématiques que l’on se plait à calculer. Si ce n’est vrai, c’est bien trouvé, rarement l’imaginaire ne parvient à rivaliser avec le réel, on sait le débusquer dès notre plus jeune âge, certains évoquent l’instinct pour démêler le sincère du fardé, dans quel but si ce n’est de s’en constituer une valeur ? On nomma l’enfant Eve lui assurant par bravade une grâce originelle dont elle ne se départit pas, dans un mouvement de balancier, elle s’exposa incarnant un idéal dont elle monétisait savamment le fruit.
Elle devint un produit, le visage de marques de savons qui promettaient une peau nette et lumineuse, de flacons parfumés qui la faisaient danser, acrobate timide sur des balancelles de fortune.
On ne voyait qu’elle, plus on la désignait plus elle se dérobait à être, par artifices de rétention, nourriture ou parole, plus rien n’entrait ou ne sortait de sa bouche que mesuré. Elle oeuvra, le temps que sa beauté dura, à s’effacer.
« Scripta Manent » me répétait mon père un livre entre ces mains, dont il déclamait les phrases, jouant tour à tour l’emphase, la suspension, le désespoir, sentences dont les mots résonnent parfois, par surprise lorsqu’ils nomment l’émotion.