#La Fabrique – Écrire avec Annie Ernaux

Il est parfois délicat d’écrire – et de faire écrire – sur un.e auteur.e qui compte immensément.

C’est mon cas avec Annie Ernaux, dont les livres sont entrés dans ma vie alors que j’avais quatorze ans, ses livres qui m’ont toujours suivie et qui ont, par bien des aspects, infléchi ma trajectoire, mon rapport à l’écriture et à la littérature.

Il y a quelques semaines, en essayant de me confronter à la proposition #P9, j’ai ressenti un trouble, celui de s’atteler à son tour à un exercice proche de ce qu’on a déjà proposé ou fait en atelier, redoublé par celui d’appréhender à nouveau un texte, une œuvre qui nous parle intimement, dans un cadre collectif. Même avec une proposition identique, chaque atelier est différent, dans sa dynamique et dans ce qu’il suscite. Comme d’autres, je butais devant les difficultés inhérentes à la proposition : comment arrêter l’écriture, la description, juste avant ce que l’on sait, avant ce qu’on a envie de dire de la photo et de ses personnages ? Et comment se détacher du sentiment de reproduire la démarche d’Annie Ernaux, et d’entrer comme par intrusion sans son écriture ? C’est peut-être à cause de ce trouble que je n’ai pas réussi à appliquer à la lettre la consigne donnée, qui était pourtant on ne peut plus claire. Je l’ai contournée, en essayant de m’approcher d’une forme tâtonnante, une forme d’exploration du passé par le dialogue.

À plusieurs reprises, les textes d’Annie Ernaux m’ont servi d’appui en atelier pour évoquer le lien entre écriture (de soi) et photographie. Dans Les Années, mais aussi dans La Place, dans La Honte, les photos agissent comme marqueurs temporels, comme marqueurs concrets aussi, traces de ce qui a été et de ce que les lieux, les vêtements, les postures, les accessoires, peuvent dire de notre place dans le monde. Avec Les Années, la description la plus neutre, la plus objective possible de photos, dans leur matérialité même, est suivie de passages où l’on ‘entre’ dans la photo, où l’on essaie de se mettre ou se remettre à la place de l’individu représenté, de retrouver ses rêves, ses aspirations, sa vision du monde.

J’ai proposé à mes étudiant.es d’écrire à partir de photos de leur choix, qu’ils.elles avaient apportées (en insistant sur l’aspect matériel si possible, sur des photos imprimées et pas sur écran) en suivant les deux temps de ce découpage formel : la description objective et matérielle d’abord, l’approche plus affective ensuite, qui fait appel aux souvenirs, à ce qu’on sait, en essayant de retrouver le point de vue d’alors. Le premier temps agit comme manière de ralentir, retarder l’effet de proximité et, grâce à la distance, de mettre en lumière des éléments qu’on n’aurait peut-être pas repérés – de faire survenir parfois de nouveaux punctums (pour citer Barthes dans La Chambre claire), de point d’accroches qui attirent le regard et suscitent un trouble. [Autre possibilité que j’ai envisagée, mais que je n’ai pas encore mise en pratique en atelier : demander à un.e autre membre du groupe de décrire la photo, afin de pousser au plus loin l’idée de distance.] Émotions souvent intenses à la lecture de ces textes. Souvenir d’un cliché au format Polaroid représentant une femme dans une cuisine, en train de faire cuire du bacon dans une poêle, et quelques mots ajoutés au stylo en bas de la photo, dans l’encadrure blanche : Mum, Christmas morning 200x. L’étudiante avait choisi là une des dernières photos prises de sa mère.

Lors du premier stage auquel j’ai participé chez Aleph écriture (‘Oser écrire’), le tout premier exercice proposé consistait à prendre comme appui Journal du dehors, d’Annie Ernaux : écrire quelques vignettes d’observation du dehors, choses vues ou entendues, bribes de personnages, de scènes, de slogans publicitaires attrapés dans la rue, dans les transports en commun ou les commerces – comme Ernaux le fait, dans le RER ou dans le centre commercial de Cergy-Pontoise où elle vit (quelques extraits disponibles ici). Pour le but de cet exercice, il s’agissait de ne pas remonter plus loin que le jour-même. Consigne qui peut d’abord surprendre : qu’avions-nous pu observer d’intéressant entre le moment du lever et le moment (à peine quelques heures plus tard) où nous entamions cet exercice ? Qu’avions-nous bien pouvoir à raconter de scènes banales de petits-déjeuners, de transports, les yeux encore ensommeillés, de rencontres somme toute minimes, voire inexistantes ? Une foule de détails, en fait, des détails qui, s’ils n’avaient pas été consignés par cet exercice, auraient vite disparu de nos mémoires.

Quand on participe à un atelier, être en terrain connu peut être plus déstabilisant qu’être en terre inconnue. Pour faire cet exercice, il me fallait me détacher de ce que je pouvais avoir lu ou écrit, de manière ‘académique’, dans des articles ou chapitres, sur les ‘journaux extimes’. Il fallait se replonger uniquement dans les sensations, les images, sans trop chercher à analyser : aller au plus vif, au plus frappant, faire confiance aux mots.

Écrire à partir de Journal du dehors (et/ou La Vie extérieure), c’est une proposition que j’ai par la suite reprise, en français et en anglais. Une proposition qui n’est a priori pas trop intimidante, qui permet de se reposer sur du concret, rassurant quand on pense ‘manquer d’imagination’, une proposition qu’on peut lancer de manière brève, compacte, ou qu’on peut dérouler et amplifier – échos avec la #P6, à partir de Kafka, sur la forme du journal et le travail de la notation, de l’observation, de l’extériorité. C’est une proposition qui permet aussi, si on le souhaite, de travailler les dialogues et l’oralité à partir de choses entendues. J’en ai proposé un exercice d’écriture avec mes étudiant.es anglophones écrivant en français : surprise de voir apparaître, écrites en français, mais parfois avec des bribes de citations en anglais, ou dans d’autres langues, des scènes se déroulant souvent dans notre petite ville universitaire de l’est de l’Écosse. Étrangeté de la confrontation entre des images qu’on parvient sans trop de peine à imaginer et des mots qui, parce qu’ils ne sont pas les mots employés d’ordinaire (on parle anglais quand on commande un café ou qu’on est au guichet de la poste…), font voir les choses autrement.

Étrangeté aussi, sans doute, d’une autre confrontation, qui a débordé le cadre de la page écrite : quelques mois après la parution de Mémoire de fille d’Ernaux, je reçois un email d’un traducteur, Anthony Rudolf, vivant en banlieue de Londres. En lisant Mémoire de fille, il a été frappé par la mention de son quartier, Finchley et d’un nom – Jonathan Portner, un des petits garçons dont Annie Ernaux, alors Annie Duchesne, s’était occupée à Londres en 1960, quand elle était fille au pair. Ce nom lui était familier : c’était celui de son dentiste. Ce nom, je l’avais lu à la sortie Mémoire de fille, sans y prêter attention, pourtant je connaissais aussi une dénommée Portner : Hannah, une de mes étudiantes, qui avait étudié en cours La Honte, Les Années, Regarde les lumières mon amour… Pour le cours de creative writing in French, elle avait écrit un beau texte, ‘Le journal de deux voyages’, à partir de Journal du dehors (publié en ligne ici). Hannah s’est avérée être la fille de Jonathan. Après quelques échanges par mail, Annie, Hannah et Jonathan ont pris contact et se sont rencontrés. La jeune fille qui avait été fille au pair avait désormais près de quatre-vingts ans, le petit garçon avait le crâne dégarni, et Hannah avait l’âge d’Annie D. à l’époque londonienne. Elle parlait français couramment et servait d’interprète lors des retrouvailles.

‘Écrire avec Annie Ernaux’, tout à coup cette formule prenait vie : écrire avec les textes, s’accompagner de leur regard, de leur voix, faire surgir par les mots des scènes vécues… et en faire advenir d’autres. Dans cette suite de coïncidences, c’est bien la lecture et l’écriture qui ont fait maillon, et le texte d’Hannah a rencontré le regard de celle qui l’avait inspiré. Annie et Hannah ont accepté d’écrire chacune un texte (publiés sur le site que je consacre à Annie Ernaux) renvoyant à ces rencontres, par les mots et au-delà des mots, entre l’écriture et la vie.

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En guise de codicille

J’ai eu plus de difficultés et d’hésitations à écrire, et publier, ce texte pour ‘La fabrique’ que les autres textes écrits dans le cadre de l’atelier. Sentiment de s’exposer, sans le détour de l’invention. Mais dans cet espace de réflexion collective sur la pratique des ateliers et de l’écriture, j’avais envie de lancer quelques interrogations : que se passe-t-il lorsqu’on se trouve dans la position d’écrivant sur une consigne que l’on a déjà donnée en atelier ? (et est-il souhaitable de ‘tester’ d’abord soi-même une consigne avant de la donner à d’autres) ? Quand on écrit ou fait écrire sur un texte ou un auteur qui compte tout particulièrement, y a-t-il une ‘bonne distance’ à adopter ? Et quels sont, pour les autres, ces textes et ces auteurs ? [et en formulant cette question, je me dis qu’une partie de la réponse se trouve dans la #L4 Sentimenthèque…]

A propos de Elise Hugueny-Léger

Pratique l’écriture et les ateliers en français, avec des participant.es anglophones, depuis la côte est de l'Ecosse. Première participation aux ateliers FB... l'impression de se jeter à l'eau: vivifiant!

4 commentaires à propos de “#La Fabrique – Écrire avec Annie Ernaux”

  1. J’ai découvert ta « fabrique » avec Annie Ernaux. J’ai imprimé ton texte pour le lire tranquillement et le garder. Je connais un peu Annie Ernaux. Mais pour toi, elle est une véritable compagne d’écriture et je trouve ça super. Personnellement je n’ai pas encore proposé de textes d’Annie Ernaux aux participants de mes ateliers. J’ai parfois peur que cela remue trop de choses intimes chez eux. Mais j’ai bien envie d’essayer, peut-être à partir de photos d’inconnus.
    Prochainement je vais animer un atelier à partir des mots d’un poète alsacien, Claude Vigée, et de photos d’inconnus, prises début du XXe. Je vais proposer à chacun de choisir une photo et de s’inventer des souvenirs d’un lointain aïeul, ancrés dans leur lieu de vie, qui était également la petite ville d’origine du poète.
    On verra si ça marche …

    Autre expérience avec photos : « Les gens dans l’enveloppe » d’Isabelle Monnin. L’auteure a inventé une histoire familiale à partir de photos achetées sur internet et suite à une enquête, elle a réussi à retrouver certains membres de cette famille. Cette enquête fait également l’objet d’un récit. De la fiction vers la réalité. Intéressant. Un peu comme pour toi avec Hannah et Annie …

    En général je teste les propositions avant l’atelier, en me mettant dans la position d’un participant, ça me permet de faire des réajustements, de voir ce qui ne colle pas.

    Je n’ai pas écrit pour la Proposition 9. J’étais partie en vacances et je n’avais pas de photos persos sous la main. En fait je ne me sens pas encore prête à confronter écriture et photos persos, j’appréhende le remue-ménage des souvenirs. Mais j’y viendrai un jour, c’est sûr …

    En attendant merci pour toutes tes remarques, sur l’écriture du journal également, j’irai vais voir ton site sur Annie Ernaux.

  2. Merci, Martine, pour ta lecture et tes commentaires. Oui, c’est vrai qu’écrire à partir de photos remue souvent, même quand il ne s’agit pas de photos personelles. Le pouvoir du ‘ça a été’… J’aime ta proposition d’écrire à partir de photos d’inconnus. Je ne connaissais pas ‘Les Gens dans l’enveloppe’, le projet du live a l’air vraiment intéressant. Sur la frontière entre réalité, observations et invention, j’ai aimé le livre récent d’Arnaud Cathrine, ‘J’entends des regards que vous croyez muets’: les séquences commencent par des observations de choses vues et entendues, à la façon du ‘Journal du dehors d’Annie Ernaux’, puis on bascule vite dans l’invention, voire le fantasme, ce que le narrateur imagine de ces personnes devenues personnages. Merci encore, ainsi que pour tes textes dans ‘La Fabrique’, riche ce partage d’expériences!

    • En effet, c’est un fil tendu… toujours une prise de risque dans l’ecriture et les ateliers.