Je suis un nouveau-né. Je viens de naître en goutte d’eau et je vois mon premier rayon de soleil en jaillissant de la grotte de Castelette, là où l’Huveaune sort des entrailles du plateau de la Sainte-Baume. Je pourrais être une larme, mais je suis juste une goutte d’eau claire parmi d’autres gouttes d’eau claire et j’ai envie de chanter. Je fredonne sous la toise de l’imposant massif, je danse entre les pierres, je virevolte dans les filets d’eau qui jouent entre ombre et soleil. Je commence mon voyage.
Je n’irai pas très loin. Pas comme ces fleuves qui se chargent des misères humaines en grondant sur plusieurs centaines de kilomètres, je n’en aurai qu’une cinquantaine à couler pour rejoindre la grande étendue d’eau salée à Marseille. Au début, ma vie sera paisible dans les eaux laiteuses ourlées de travertin blanc. J’irai de vasques en gours, sautillant sous les ruines de l’oppidum de Sainte-Croix, croisant parfois le vestige d’un vieux four à bois dans le vallon de Mantelete ou ignorant les vieilles pierres d’un moulin à l’abandon. Je m’amuserai dans les Fauvouillères comme un enfant joue à cache-cache avec l’insouciance de ma jeunesse dissoute dans les draps translucides de mon lit. Je deviendrai adolescent juste avant de traverser Saint-Zacharie, quand le Peryruis viendra gonfler le cours de mon fleuve. Je grandirai avant de rejoindre Auriol avec le ruisseau de la Gastaude puis celui des Barres. Je prendrai du muscle dans le Vallon des Encanaux avec la Vede, le Fauge et le ruisseau du Riou venant de Saucette. Le Merlançon m’offrira une belle stature à Pont-de-Joux. Et quand j’arriverai à Aubagne, je serai ce jeune adulte aux épaules larges prêt à dévorer la vie et à renverser les montagnes. Je me sentirai fort, mais c’est là que je connaitrai mes premières blessures.
Les poteries et les tuileries ne sont plus ce qu’elles ont été, l’eau ne mêlera plus à la terre ocre sauf pour quelques santons minuscules que les touristes ramèneront chez eux empaquetés dans du papier de soie. Mais la ville aura grandi. Je serpenterai sous les ponts piétonniers, mais aussi sous les autoroutes surchargées de bolides pressés. Je serai souillé des rejets cachés des usines peu scrupuleuses même si les canards de la Botte batifoleront avec moi. Les sacs en plastique coincés sous les joncs me surveilleront pendant que je glisserai vers le soleil couchant dans l’arc-en-ciel d’un filet d’essence irisant la surface de l’onde. Je guetterai les renforts des usines jadis polluantes de réparations ferroviaires. Je traverserai La Penne dans la force de l’âge et j’entrerai dans Marseille. En passant devant la terrasse ombragée du bar de la sidérurgie à Saint-Marcel, j’entendrai le claquement des boules de pétanque et la clameur qui l’accompagne. Les ragondins me fêteront en grande pompe à Saint-Loup. Je sentirai la vibration du galop des chevaux en longeant l’hippodrome de Pont-de-Vivaux. Mon lit rétrécira et mon cœur accélèrera, le débit tumultueux de la cité m’emportera dans les buses souterraines, les tuyaux sombres, les égouts sans lumière. Et d’un coup, le Jarret me sautera à la gorge. Surgissant du ventre de la ville, le flot m’agressera et fera de moi un vieillard titubant. Je passerai, indolent, à l’ombre du grand stade de foot qui tiendra sa messe. Je me laisserai glisser le long des pelouses de Borély parsemées de roses et les rayons de soleil m’apaiseront. Je sentirai alors le goût du sel et, de saumâtre, je vivrai mes derniers instants avant de mourir au large du Prado dans la grande verte de la rade phocéenne, invisible dans le grand tout entre Côte bleue et Pointe rouge.
Un jour prochain, je naîtrai à nouveau. Je suis une goutte d’eau.
C’est fabuleux ce voyage de goutte d’eau jusqu’à la Méditerranée. Finesse, précision, poésie, tout beau. Merci. J’ai pensé à notre piétonne à Marseille. 🙂
Merci Anne. C’est vrai que Laure a dû croiser cette goutte d’eau lors de ces marches urbaines.
ah ce voyage de la goutte d’eau évoqué par François dans sa présentation… ce voyage qu’on aimait enfant tout comme celui du mouton qui montait à l’alpage et qui rencontrait la marguerite…
je note l’importance des noms propres qui nous guident et on aime les travertins et l’idée de croissance au fil du voyage
(une petite note quand même que je vais oser : j’ai été un peu « embêtée » par l’usage du masculin alors que tu affirmes au début et à la toute fin que le « je » est une goutte d’eau, donc c’est un « je » féminin, et peut-être que ça en aurait rajouté encore à la douceur du parcours…)
Merci Françoise. Je crois que les noms propres ajoutent un mélange de précision et d’étrangeté (pour ceux qui ne connaissent pas). Ils ne participent pas à la compréhension du texte, mais l’enveloppe d’un voile étrange. Merci encore pour ton passage.
S’embarquer jusqu’à devenir la goutte, merci Jean-Luc
Merci Raymonde. Comme le suggère Françoise, c’est vrai que le voyage d’une goutte d’eau est récurrent dans les histoires enfantines. Facile d’y… plonger.
oh s’attarder aux Fauvouillères avant que la Gastaude et les Bzrres nous inflige l’adolescence et que cela empire avec les rejets, l’assaut du Jarret et la fin… n’importe j’ai aimé être goutte en votre compagnie
Merci Brigitte. Je suis très heureux de vous avoir accompagnée.
Quelle richesse ! Et le passage de la « « campagne » aux bas fonds de la ville , un vrai roman d’apprentissage mais le destin d’une goutte croître et mourrir (renaître)
Merci Nathalie. Me rends compte que le destin d’une goutte d’eau est une trame narrative universelle (pendant que j’écris, la pluie redouble derrière ma fenêtre et je vois toutes ces gouttes couler vers leur destin…)