#écopoétique #05 | liminaire ordinaire

Efe, 13 ans, m’explique la notion de liminal space. Il me parle de lieux vides qui suscitent en lui une sorte de nostalgie ainsi qu’une vague crainte. Ces lieux désertés sont d’anciens bureaux, des quartiers abandonnés en pleine construction, des piscines vidées pour l’hiver, des usines, des hôpitaux désaffectés. Ils semblent en attente. Et cette attente crée la nostalgie et l’angoisse. Le vivant a déserté, mais il a laissé des traces. Marques d’usures. Objets abandonnés. Papier peint en lambeaux. Quant à l’avenir, il semble condamné. À moins que ces lieux ne vaillent pour eux-mêmes, clos, inaccessibles sauf à enfreindre une mystérieuse frontière, figés dans une attente sans fin. Efe n’a aucune expérience directe de ces lieux. Il les explore virtuellement en passant des heures sur un blog dédié à leur description.

J’aimais bien Efe. Il avait une façon bien à lui de marcher. Du haut de son mètre soixante, il titubait comme Jack Sparrow et virevoltait comme M. Hulot. Il était impossible de prévoir sa trajectoire. Il perdait tout, oubliait tout et s’encombrait en permanence d’objets inutiles qui le faisaient trébucher. Et puis l’école l’a viré, ses parents ne pouvaient plus payer les frais de scolarité.

Peu avant de quitter l’école, il m’avait envoyé une photo d’un liminal space prise dans le quartier où il habite. On y voit une rue bordée d’immeubles récents de trois étages. Récents, mais vieillissant mal et vite. Des réverbères plongent la rue dans une lumière orangée. Quelques voitures sont stationnées. On devine qu’il n’y a pas grand-chose autour de cette rue. Que cette rue existe au milieu de nulle part à la périphérie de la ville, dans ces zones nouvelles qu’on prend à la plaine et aux mangroves. Il m’explique que sa rue, parfois, est un liminal space, la nuit surtout.

Quand il éteint son écran, quel silence s’abat sur Efe ? De quelle matière se tisse sa réalité alors ?

Je vis, moi aussi, dans un quartier en construction, où l’ancien et le nouveau se côtoient dans un maillage de chantiers et de terrains vagues. Un espace naturel devient un terrain vague lorsqu’on commence à vouloir l’urbaniser. C’est cela qu’on nomme l’ancien et que les constructions nouvelles recouvrent.  On crée une frontière. À l’intérieur, les chantiers piétinent, arrachent, arasent, défrichent, et sèment la terre de gravats. À l’extérieur, la nature, un temps, vit comme si de rien n’était. Elle absorbe les déchets, ceux qui viennent des chantiers, ceux qui viennent de l’océan.

Les parents de Suzanita sont gardiens de terrain vague. Leur seule présence justifie que la municipalité ne préempte le lieu faute d’y avoir bâti. Du point de vue du propriétaire de ce terrain, la petite cabane de tôles rapiécées et de moellons où vivent Suzanita et sa famille sert à cela. Elle est une preuve d’habitation.

 Suzanita s’est octroyé une petite parcelle à l’ombre des bananiers où elle a installé sa dinette. C’est son lieu à elle. Elle s’y réfugie après l’école, après avoir aidé aux corvées d’eau, après la préparation du dîner. Je l’entends chantonner et se raconter des histoires tandis que j’arrose les fleurs de mon jardin. Non loin des bananiers de Suzanita, ses parents ont planté des patates douces et du maïs. Chaque année, ils font cela. Chaque année, les pluies de janvier finissent par tout emporter avant la récolte.

J’ai croisé Suzanita de l’autre côté. Elle revenait de la mangrove. Dans le sac en toile qu’elle porte sur l’épaule, j’imagine qu’il y a des poissons fraîchement sortis de l’eau. Suzanita ne me regarde pas dans les yeux lorsque je la salue. Elle me sourit timidement et presse le pas.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).