#écopoétique#05 | les restes

Ça fait tant d’années que je n’étais pas revenu. Au moins trente ans, j’ai du mal à compter. Mon grand-père était vivant, Raymonde aussi. Quant à Marguerite, son nom est toujours inscrit sur la boite à lettres en bas du petit immeuble semi-bourgeois de la traverse de la solitude. À Marseille, le style semi-bourgeois se caractérise par des plafonds hauts dans les appartements, mais une cage d’escalier trop étroite pour qu’on puisse y installer un ascenseur. À l’époque de la construction, début XXe, j’imagine que le mot bourgeois était synonyme de confort. Un appartement semi-confort. À l’époque, on ne se demandait pas de quoi pouvait être composée l’autre moitié. Aujourd’hui que je me retrouve devant l’immeuble décrépi, il n’est plus très bourgeois. Ou alors, vieux bourgeois décrépi.

Je suis revenu pour une raison bien particulière. Le petit Paul, qui doit avoir la quarantaine maintenant, m’a appelé parce qu’on doit vider l’appartement de sa grand-mère. Raymonde habitait au troisième. « On », c’est la mairie ou l’état ou je ne sais pas qui doté d’une autorité quelconque. Le petit Paul est en prison à cause de son commerce de voitures qui ne lui appartenaient pas. À moins que ce soit pour un cambriolage qui a mal tourné, j’ai du mal à le suivre, le petit Paul. Comme, en plus, il est criblé de dettes, l’état a récupéré l’appartement de la grand-mère et doit tout vider avant d’en faire quelque chose. J’ignore ce qu’ils veulent en faire. Le petit Paul veut que je récupère ce qui peut l’être. Alors je suis là.

Je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour entrer dans l’appartement de la grand-mère, mais je n’ai pas eu à réfléchir longtemps. Tout ce qui était dans l’appartement de la vieille dame était posé sur le trottoir offert aux passants. Aux vagabonds plutôt, on ne passe par cette traverse. Son lit, son armoire, son canapé, des cartons de vêtements, de casseroles, de bibelots. C’était un tableau d’une grande violence. J’ai tout de suite retrouvé le goût des macarons qu’elle nous faisait pour le goûter et j’ai eu envie de pleurer. Le plus violent, c’était le bureau. Ils n’avaient pas pris la peine d’enlever ce qu’il y avait dessus, ils l’ont pris, l’ont descendu et l’ont posé sur le trottoir comme il était dans la chambre. Il y avait encore les petits tiroirs en bois remplis de stylos publicitaires et de crayons gris raccourcis. Et des lettres. Plein de lettres qu’elle avait reçues tout au long de sa vie. J’ai mis dans mon sac tout ce que je pouvais, je me disais que le petit Paul aimerait avoir des petits morceaux d’intimité de sa grand-mère. Je ne lui dirai pas où je les ai trouvés. Je ne lui dirai rien de cette violence anonyme.

La porte de l’immeuble était ouverte. Elle ne fermait plus depuis longtemps, semble-t-il. Je suis entré dans la cage d’escalier, les tomettes rouges avaient sauté et la rampe en bois verni avait été arrachée. La déco avait été refaite à coup d’inscriptions illisibles peintes à la bombe. J’ai monté ce qui avait été un escalier. Au premier, la porte de l’appartement de Marguerite était fermée. J’ai cogné du poing, mais je n’ai rien entendu. Au deuxième, la porte de l’appartement du grand-père paraissait intacte. Je l’ai poussée. Au début, j’ai cru retrouver l’appartement tel que je l’avais connu. À part les meubles et le grand-père qui n’étaient plus là, le logement semblait en attente d’un nouvel occupant. J’ai voulu rentrer, mais un détail m’en empêchait. Au milieu du salon, un grand trou béant dans le plancher m’offrait une vue panoramique sur l’appartement du dessous, celui de Marguerite. Je constatais qu’elle n’était pas là, mais surtout, j’avais l’impression d’être projeté dans une de ces maisons de poupées dont les petites filles raffolent, ouvertes comme un livre où serait racontée une histoire imaginée. Je suis sorti et suis monté au troisième. Le fantôme de Raymonde m’attendait avec ses macarons. J’entendais les injonctions de petit Paul qui me demandait d’aller dans sa chambre pour récupérer le camion rouge qu’il adorait. Dénué de toute forme de courage, je suis redescendu jusqu’à la rue en essayant de ne pas m’empaler sur un débris. Un corps, ici, aurait le temps d’être digéré par le temps avant d’être découvert. 

Sur le trottoir, j’ai croisé une vieille dame qui ressemblait à Marguerite. Elle m’a regardé d’un drôle d’air, comme si elle voyait une ombre. Je ne sais pas de quoi on a l’air quand on voit une ombre, mais j’imagine que ça ressemble à la vieille dame que j’avais devant moi. Elle est entrée dans l’immeuble pendant que je m’en éloignais. Elle a rejoint les ruines de mes souvenirs pendant que je tentais de revenir à la réalité. 

Je n’ai plus jamais pensé à cet endroit.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

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