#écopoétique#05 | La remue

Avant, on s’en servait pour la remue. Fin de l’hiver, sortir les bêtes et suivre la pente, monter, en suivant la fonte des neiges, la pousse des herbes. Petit à petit, progresser par étapes et finir en alpage pour y passer l’été. Monter, de la ferme principale au refuge du dessus, et celui au-dessus, avec tous les objets qui feront le continu pour vivre le quotidien. Sortir les bêtes, sortir dès que c’est possible. On pense d’abord aux bêtes, mais en même temps aux gens, parce que bêtes et gens c’est un peu la même chose. Les bêtes pour qu’elles mangent mieux, qu’elles fassent un meilleur lait, qu’elles fassent un lait plus riche, qui sera vendu plus cher, pour faire les gens plus riches. Au moins la vie vivable avec un peu moins de peur au moment de penser à ce qui viendra demain. Surtout, enfin de l’air, du grand air du vrai air et pas du renfermé, de l’aigre du foin d’en dessous, souvent un peu humide, voire complètement pourri. Du grand ménage aussi, du fumier à sortir, à mettre sur le potager, surtout ne rien jeter, ne pas jeter la merde, ressource trop importante pour qu’on puisse la gâcher, s’en servir sans en perdre pour enrichir la terre. Ramasser sur le sol sous les sabots des vaches, descendre au potager. Le bâtiment du milieu comporte deux étages. Rez de chaussée en pierre, l’étage des animaux. Le long du mur du fond une rangée de mangeoires, vagues de bois en tempêtes, une tête à chaque fois, avec trappes au plafond pour faire tomber le foin stocké juste au-dessus. À chaque vache sa mangeoire, six places, six vaches, au maximum. Dans un autre coin de la pièce, une mangeoire plus petite, pour un âne ou un cheval, comme un triangle à foin, avec ici aussi une trappe au plafond. Au-dessus il n’y a rien, toute la place pour le foin, juste un coin pour le reste. On n’est pas loin de la ferme, un câble et puis une benne portée par deux poulies résolvait le pénible de monter et descendre le lait ou les outils ou le précieux fumier. L’eau c’est un peu plus loin un demi-tonneau posé sous un tuyau rouillé. Et de feu pas question, pour ne pas tout bruler, d’autant plus qu’ici c’était juste au printemps et aussi à l’automne, mais avec un bon pull, ça pouvait très bien faire. 
Depuis rien n’a changé. Il n’y a plus de vaches mais il reste un peu de foin. Le toit tout de tôles neuves garde le tout au sec, tout ce qu’on a stocké là, oublié, délaissé. Une vielle voiture d’enfant, profonde comme deux berceaux, quatre toutes petites roues, dont une juste à moitié, remplie de bout de bois. Une brouette sans sa roue, une pelle sans son manche et une botte de ficelles pour faire les bottes de foin. Tout en bas de la porte le trou pour que le chat puisse rentrer et sortir comme il entend le faire. Sur un montant de porte, un visage sculpté, grand sourire, yeux rieurs et ni cheveux ni oreilles, la tête se perd dans le bois, tout autant que le corps. Quelques planches sont tombées et laissent entrer, de nuit, de silencieuses chouettes qui sont installées là et laissent leurs pelotes comme preuves de leurs festins, parfois même quelques plumes, signe qu’elles sont là chez elles, mieux qu’un acte notarié. Sur le sol de ce qui était avant l’étable, la terre est toute battue par des pattes, des sabots ou bien des coussinets, refuge toujours ouvert, on ne ferme pas la porte. Depuis longtemps déjà, la remue ne se fait plus, l’endroit n’est pas classé comme une zone habitable, ni eau, ni chemin d’accès, ni électricité. Ici on a vécu, mais on ne vivra plus 

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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