Pouilleuse. Etait ainsi qualifiée la terre qui t’a vu naitre, maman. Terre vallonnée, pâleur diffuse en surface. Et les vignes là-dessus, alignées en vagues régulières, avec leur éclat de vieil or en octobre. A présent on écrit crayeuse. Champagne crayeuse. Adjectif blanchi. A l’approche du cimetière, est remonté le morceau de craie trouvé dans le jardin rémois. Pas le bâton plâtré de l’école, mais un morceau brut pour la marelle, pour dessiner le refuge sur le mur du fond, et pour tracer les débuts maladroits d’un chemin de mots. Et si on allait voir ? A 81 ans, tu as dit oui. Y aller ensemble, c’est mieux. On l’a fait. Plantée devant la porte sans rien derrière, la maison des caves ayant été démolie, tu as dit : c’était ici. Assassiné dès qu’il a ouvert la porte. Et aussi : pendant la guerre, les familles voisines descendaient dans la cave à la moindre alerte. Elle doit y être encore, même si la maison a disparu. Cave reliée à d’autres caves. A partir de là, comme le passage était frayé, on a traversé. Tu étais prête à revenir sur les lieux où ton père avait travaillé, où tu étais descendue le voir avant la catastrophe. Caves de la Veuve. La jeune historienne stagiaire chargée de l’accueil est descendue avec nous. Marches larges, claires, glissantes, une corde comme rampe jusqu’aux hautes salles voutées transformées en musée souterrain. Crayères. Anciennes carrières. Sous la ville et tout autour. Creusées dans la craie millénaire. Des veines minérales a été extraite la matière des murs, des monuments. Tu t’es arrêtée devant l’outillage. Table de remuage pour les milliers de bouteilles de verre sombre qui forment un mur vitrifié devant le mur de craie. Quart de tour à chaque fois. Encore un tour. De haut en bas. Petite, tu as regardé faire les ouvriers de la fermentation et depuis, tu as bu ton histoire jusqu’à la lie. Jusqu’au culot. Bouteilles rangées sur leurs pupitres en V, pas de réponse à ta question. Où est la plaque apposée dans la crayère en hommage à ton père qu’un geste fou a supprimé ? L’historienne propose de l’aide. La plaque a pu tomber entre les murs de la crayère et les murs de bouteilles. Je n’écoute plus les explications : je m’éloigne. Je cherche. La voix de l’historienne reste en arrière avec mise en garde : on peut se perdre dans la soixantaine de kilomètres ponctués d’embranchements, de trous liés aux prélèvements dans le crétacé millénaire, ou aux obus. Tu redoutais que j’aille plus loin. Maman, aujourd’hui tu as disparu, je désobéis à l’historienne en m’enfonçant de plus en plus dans la crayère humide que presque rien ne vient éclairer. Tu as rejoint la terre sur laquelle nous venions ensemble déposer des fleurs. Et moi, luciole électronique en main, assujettie au temps limité de la batterie qui se vide, je descends, toujours plus profond dans le boyau, aimantée par ce qui a été écrit sur la plaque perdue, le temps de devenir ce silence pris dans la poudre stratifiée des fossiles minuscules.
Un commentaire à propos de “#écopoétique #09 | crayères”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
» Maman, aujourd’hui tu as disparu, je désobéis à l’historienne en m’enfonçant de plus en plus dans la crayère humide que presque rien ne vient éclairer. Tu as rejoint la terre sur laquelle nous venions ensemble déposer des fleurs. Et moi, luciole électronique en main, assujettie au temps limité de la batterie qui se vide, je descends, toujours plus profond dans le boyau, aimantée par ce qui a été écrit sur la plaque perdue, le temps de devenir ce silence pris dans la poudre stratifiée des fossiles minuscules. »…. Désobéir aux historien.ne. s quelle bonne idée pour rétablir des souvenirs familiaux bien plus précieux ! Ce texte est très émouvant. Merci !