À vrai dire, je n’y suis entrée que deux fois, peut-être même une seule. Quand elle était morte, quand on a vidé la maison, soulevé la couverture du lit. Quoi dessous? Une bosse terrifiante. Un rat croyait-elle. Je me souviens de sa peur. Qu’elle avait d’emblée pensé à un rat. Que c’est Françoise qui a soulevé la couverture, sans peur, sans hésitation. Et mis à jour la poupée. La poupée que l’abuela avait laissée dans le lit, la poupée avec laquelle elle dormait, comme moi avec mes peluches.
À vrai dire c’était une masure, une cabane plus qu’une maison. Sans eau courante. Le sol en terre battue. Une chambre, une cuisine minuscule avec l’unique fenêtre de la, la quoi, disons de chez elle. Chez elle, c’était rue Planchon. C’est ainsi qu’on appelait l’endroit. Sa propriété. Parce qu’elle en était propriétaire de ce terrain planté d’une cabane. Parce que c’était un terrain. Et en tant que terrain qu’il serait vendu à sa mort.
À vrai dire je croyais que les clapiers étaient dans le jardin. Mais c’est dans la maison qu’il étaient, qu’il était. Un seul clapier, elle a dit au téléphone. Du jardin, je me souviens du talus au-dessus, des roseaux. Elle n’y habitait plus, ou elle était morte, quand j’y retournais, seule devant la grille. Les roseaux sont toujours là, le figuier aussi. Plantés sur le talus qui surplombe le terrain. Le terrain est au bout de la rue. On dit rue mais elle s’arrête là, sur ce terrain, ces roseaux, ce figuier. Seul coin de terre, seul coin de verdure visible dans cette rue, dans ce quartier, lacis de ruelles aux immeubles vieillots, décatis, aux trottoirs étroits, à la chaussée défoncée, où tout crie la misère, l’abandon. Et dans ce quartier de béton, cet espace non bâti, aujourd’hui comme il y a cinquante ans, comme il y a cent ans.
À vrai dire ce n’est plus qu’une cour, un terrain vague sur lequel le propriétaire de l’immeuble voisin roule pour entrer sa voiture dans la cabane devenue garage. Les roseaux, le figuier, plantés au-dessus, sur un autre terrain, sont restés, roseaux hirsutes, en bataille, serrés, nombreux, hauts. Déplacés, pourrait-on penser, dans ce quartier sans arbre, sans jardin. À leur place, inamovibles. Ce qui fait que j’y reviens devant cette grille, devant ce jardin planté de rien. Un de ces endroits où passé et présent se télescopent, se confondent. Des racines invisibles. Là.
À vrai dire, si elle dit vrai, l’abuela y plantait des tomates, des pommes de terre. Quoi d’autre, elle a oublié. J’imagine des choux, des courges et des courgettes. Il fallait de l’eau pour l’arrosage. Il y avait une fontaine dans la rue, juste à droite, sur le trottoir, elle me dit. Et des roses trémières. Les seules fleurs, le seul ornement, la seule plantation pour rien. Ces fleurs qu’elle voudrait planter dans son jardin, en souvenir de l’abuela, fleurs saugrenues dans ce jardin de lotissement rangé au cordeau, fleurs envahissantes, tiges hautes, feuilles nombreuses, larges, légèrement pelucheuses, et tout cela pour quelques rares fleurs. Des roses, tu parles! Des fleurs, tu parles! Plutôt des mauvaises herbes. Et pourquoi pas planter des fleurs d’ail, des pissenlits, des coquelicots?
À vrai dire c’est un homme qui lui avait offert ce terrain, cette maison. À vrai dire, elle avait fini par se marier, par avoir un mari, une maison à elle, elle la paria, l’étrangère dont personne ne voulait, qu’il fallait cacher, qu’on accueillait à coup de crachats, de quolibets. Quolibets, tu parles! Putain, espingouine de mierda, caraque.
Elle avait possédé un coin de terre, y avait planté de quoi manger, construit un clapier, laissé venir des fleurs sauvages, et vécu là, à l’abri des regards, en compagnie des roseaux, d’un figuier, d’un chien et d’une poupée.
4 commentaires à propos de “#ecopoetique #3 | roses trémières”
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Beau, fort, douloureux. Merci Betty.
Merci Ugo. Suis pas forcément dans les clous de la consigne, mais ai bien compris que nous avions toute licence pour les transgresser allègrement. Alors j’essaie de poursuivre le sillon creusé lors des 40 jours de l’été. Encore merci pour ton retour encourageant.
Beaucoup apprécié ce texte également. Et ce doux nom d’Abuela cette isolée à la poupée si attachante grâce à vos lignes de mémoire. Qu’elle ait existé ou non n’importe pas, elle ressemble à tant d’êtres qui se sont réfugiés dans leur quant-à soi de fortune entre figuier et roseaux. Elle était propriétaire de sa vie. C’est dit !
Merci Marie-Thérèse pour ce retour de lecture. L’Abuela a existé, comme toutes les abuleas, quels que soient les noms, les lieux, les histoires.