Petit éloge de la profondeur mais laquelle ? Celle de l’infiniment petit invisible à l’œil nu, celle, cachée derrière une membrane cellulaire, la profondeur d’une nervure de feuille, d’un vaisseau sanguin, du filament souterrain d’une racine ? Chaque plante à nos côtés sur le trottoir, sur le bord de nos circulations, les plantes communes, celles dont on se fiche la plupart du temps sauf à surprendre l’ordinaire qui est en nous, l’infra-ordinaire de nous-mêmes, et ouvrir une échelle de grossissement sur nos gestes, nos déplacements, nos pas, nos piétinements, notre enjambée, notre incision du sol : passages rapides motorisés, rames de métro, wagons RER, un nouveau sous-sol (j’allais dire nouvel étage) pour le Grand Paris Express, des buses, des canalisations, des câbles électriques, beaucoup de câbles électriques, de câbles pour le passage de données, je parlais de l’infra-ordinaire, nos frôlements, nos palpes, nos clics connectés en surface câblés en-dessous nos données stockées – cela peut-être dans une région froide, un data center en zone polaire, celles qu’on ne protège pas je parlais de plantes aperçues négligemment sur le trottoir, une souche de pissenlit dont les racines plongent à une distance cinquante fois supérieure à son apparition à l’air libre dans un rhizome déployé en radicelles déployées en radicelles déployées en nouvelles radicelles et jusqu’à ce que des minéraux franchissent la membrane en croissance (au-dessus on passe, on piétine, un enfant souffle les dernières aigrettes encore fixées à la tige, elles partent désordonnées prennent leur envol l’enfant surpris souffle sur le pissenlit comme il souffle des bulles de savon comme il observe les flocons suspendus dans une boule à neige dont il vient d’activer la féérie) rien ne dit que plusieurs mètres au-dessous du sol un énorme rhizome digne de la plus complexe ingénierie d’infrastructures souterraines, réseau d’évacuation des eaux usées, des eaux de pluie, eaux et eux, les pissenlits supposées être là depuis toujours pour toujours, quasi perpétuels, en lutte pour subsister contre une nouvelle artificialisation quand nous observons maladroitement la nature comme les effets d’une boule à neige, il y a peut-être en dessous une guerre plus souterraine qui se joue entre cette espèce sauvage et nous, entre Taraxacum Albidum et nous, ne l’avons-nous pas surnommé « dent de lion » en raison des épis dentelés disposés sur le bord de la feuille, chaque nervure se terminant par un croc d’apparence peu sympathique, bien que parfaitement inoffensif relativement à l’Urtica pilufera qui d’apparence non dentée mais poilue s’en prend tel un dard d’insecte (ou le goût d’un piment fort) à notre épiderme. Dessous, une guerre plus souterraine se joue entre ce qui ressemble (entre le pied humain et le pied de pissenlit) à un vulgaire contact de piétinement, indifférence, invisibilité, une zone vulgaire de moindre intérêt, un rejet de la classe populaire des espèces végétales, quoique manger une salade de pissenlit a peut-être rejoint le menu et l’assiette de quelques grands chefs, la salade aux lardons a pris du galon, s’est haussé à des tables gastronomiques déjà rattrapée par la roquette tout de même plus noble que le pissenlit pour traverser notre palais et entrer dans nos tubes digestifs sans oublier de ravir nos détecteurs de goûts hyperactifs, nos caméras de surveillance sur la langue le démontrent, la roquette et le pissenlit ne fréquentent pas les mêmes assiettes. Cependant je n’ai pas encore vu de roquette pousser dans ma rue. Sous terre, chaque racine suit dans la plus complète obscurité un objectif commun : la profondeur. Descendre plus profond, étendre le réseau racinaire pour ce faire de plus en plus fine alors que l’objectif est de plus en plus difficile à atteindre, la fragilité extrême, car une brindille doit parvenir à s’infiltrer dans une masse de densité combien de fois plus lourde plus épaisse mais nul n’arrête une racine qui s’infiltre, se faufile, trouve la moindre zone de retranchement tel un plan de bataille, une stratégie ciblée sur les zones faibles, les zones molles, la stratégie de l’incise – et sans doute ignorons nous à cette échelle la complexité des éléments qui contrôlent l’imprégnation de la racine dans son support meuble, car ce n’est que le début, une autre racine prendra le relai si la plus fine en avant-poste échoue… Voilà, j’y suis arrivée, mon petit éloge des profondeurs est là, plein de son combat invisible à franchir et s’enfoncer, la qualité merveilleuse de la racine dans sa terre quand se joue leur ébat, à-qui passera passera pas, et l’inénarrable mérite de l’épopée invisible de la racine prise en surface pour une plante sauvage commune sans valeur, nourriture des humbles, populaire Taraxacum Albidum Pissenlit ou dent de lion avec qui je ne cesse d’entretenir une conversation souterraine dont quelques idées me viennent à nouveau à l’esprit. C’est que je cherche moi aussi à infiltrer une chose encore floue en surface mais dont la traversée me conduira peut-être à une existence souterraine.
Un commentaire à propos de “écopoétique #09 | Petit éloge de la profondeur”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
j’ai été très impressionnée moi aussi quand j’ai découvert ces dessins de racines, magnifiques dessins d’ailleurs qui nous en disent un brin sur les dessous de la terre, sur tout ce qu’on ne voit pas ! et ta pensée qui chemine entre urbain et sauvage, m’intéresse et me surprend…
ah l’infiniment petit et l’infiniment grand qui se rejoignent ! ce n’est pas nouveau, Pascal avait bien bricolé autour de tout ça !
merci Nolwenn pour cette belle exploration autour du pissenlit que nous apprécions de croquer à la bonne saison…