Ma pierre, elle ne sera pas tombale, elle est vivante sous les doigts. Douce au toucher. Pas froide comme la tombale, qu’on effleure à la Toussaint comme relier son corps vivant à eux dessous elle, la pierre de taille, celle qui recouvre le caveau où on les a couchés les uns après les autres juste de l’autre côté de leur jardin, le verger où les cerises étaient englouties par nos bouches voraces. Elles nous berçaient d’une illusion d’abondance, temps qui dure, nourriture inépuisable, offerte. La pierre de taille toute simple sans dossier, sans fioriture, parce que dans ce milieu-là l’excès signerait le mauvais goût. Mais gardée propre et surtout entretenue. Ce qui voulait dire « aller trouver le fossoyeur » qui avait un prénom plutôt qu’un nom, qui s’en occuperait, la fissure bien rebouchée, pour que tout soit en ordre pour la Toussaint, qui ne demanderait pas grand-chose parce qu’il avait connu le grand-père, qui avait ses jours de permanence, qu’on trouverait dans les allées ou alors dans la petite guérite en briques les jours de pluie. La honte qu’il y aurait à laisser ses parents, ses grands-parents, tous sous la même pierre sous les deux mêmes noms accolés, taillés à même en lettres capitales, sans une tombe présentable et décente, à l’abri de l’eau. L’effroi que cela lui faisait à elle, vivante, à mi-chemin de vie, qui a chaque nouvel enterrement de famille tentait de se pencher vers le trou en toute discrétion pour tâcher de voir ce qu’il restait des premiers partis, d’avoir trop lu Les hauts de Hurlevent, essayé d’imaginer ce qu’il avait tenu dans les bras, Heathcliff, le profanateur fou, de cette folie qui les guettait tous à trop ressentir les choses, à trop imaginer.
Ma pierre, elle est dense et pleine. Elle est joyeuse et frétillante, d’un optimisme à toute épreuve. On peut lui faire confiance. Elle a trouvé sa place.
Une pierre, ma pierre, à la limite de ce qu’un homme, même jeune, peut soulever.
Y avait-elle participé ? Faisait-elle partie de ce qui avait plu à celle qui visitait, cherchait une maison avec jardin. Mais ici pouvait-on parler d’un jardin, quand la pelleteuse n’avait pas pu entamer le sol de son bras armé ? Frapper, racler, c’est tout ce qui lui avait été possible. Le bruit métallique comme quelque chose qui grippe. Rien de sourd puisque l’excavation n’avait pas été possible. Il avait fallu renoncer à construire un sous-sol. Ici plus que dans les maisons voisines, parce qu’on était directement sur la roche, le filon presque affleurant. Une couche de terre par-dessus trop fine pour que les eucalyptus se tiennent debout avec assez de fermeté. Ils penchaient dangereusement, tantôt se soutenant tantôt, se bousculant comme deux enfants turbulents assis sur la même banquette. De quelle explosion de matières de périodes originelles s’était-elle séparée de la roche mère et partie vivre sa vie par delà la clôture qu’un jour des hommes avaient posée. De combien de socs de charrues brisés était-elle responsable jusqu’à en profiter pour tenter d’échapper à sa condition et poursuivre sa quête de lumière. Mais assez visible un jour, même si lourde à ne presque pas pouvoir être posée dans la brouette. Avec ses angles polis qui ne coupaient plus, avec sa fausse rondeur, sa forme de poisson. Sur les tuiles cassées tout autour de l’olivier, il serait joli. Les étés au soleil, une fois sorti de l’humidité du pré voisin, l’avaient habillé d’un duvet de lichen jaune et doux, dessinant son œil plus nettement. Les écailles de la pierre devenues inaccessibles aux doigts.
Une pierre déposée avec précision de là où elle était bien visible depuis la table de la salle à manger avec son œil qui regardait à droite parce que c’est la direction de l’avenir. Parce que pour regarder dans la direction opposée et le passé et tout cela, l’écriture suffisait bien.
Une pierre en forme de poisson. Avait-elle emporté la décision d’elle qui visitait et faisait le tour du jardin ?
Une pierre qu’on n’emporterait pas. Une pierre à laisser derrière soi comme le père remettait à l’eau les poissons qu’il venait de pêcher, le doux glissement du corps durci d’écailles qui s’échappe pour retrouver son élément, la caresse au creux de la main, je l’écris et je la sens.
Merci pour ce texte à deux pierres, sans compter la roche mère. On aurait envie qu’il se poursuive avec d’autres pierres, plein d’autres pierres… »Les pierres de ta vie » tiens, ça serait un sujet. Merci Anne
J’aime le choix de cette pierre de proximité (j’ai moi aussi choisi un « caillou » pour mon texte, même s’il est bien plus petit), j’aime surtout l’univers dans lequel tu la disposes, une poétique du quotidien si agréable à parcourir. Merci pour ça.
Merci, Jean-Luc, de donner à ce texte une étiquette, on est parfois si ignorant pour classifier ce qu’on écrit. Merci.
« poétique du quotidien « … et ce grand remuement de mémoire de pierres en pierres. Merci Anne
cette intense nostalgie qui ressort à évoquer la pierre froide de la tombe, sentiment qui m’étreint aussi et transparaît fort dans « comme relier son corps vivant à eux dessous elle »
Je te retrouve intensément dans ce premier paragraphe, dans ta façon, dans ton style
après c’est une autre histoire de pierre (deux textes pour le prix d’un… merveilleux !)
tu me rappelles aussi qu’une pierre est vite lourde à soulever pour un seul homme…
(merci Anne pour ce travail toujours approfondi)
Tu veux sans doute dire que ces deux textes n’ont rien à faire ensemble, tu as sûrement raison. 🙂 J’ai écrit le second (la pierre tombale) le lendemain ou l’après-midi suivant le surgissement du premier et je l’ai placé devant la pierre poisson en tentant de les relier. Mais n’avait-on pas droit à plusieurs pierres ? Mdr. Merci, Françoise, de ces dialogues à propos de nos écrits. C’est tellement enrichissant.
Merci Anne. Magnifique.
Merci de ta lecture de ma pierre, Ugo. Si « en longueur » par rapport à ton haïku. 🙂
une chanson en son honneur
et l’idée qu’elle fut (certainement) la raison de l’achat 🙂
Un peu de cela sans doute. Merci, Brigitte.