#écopoétique #09 | tomber

Tomber comme dans un rêve. Tomber comme elle s’endort dans l’espace de l’abandon et s’imaginer être un morceau de tissu qui tournoie avec les jambes et les bras qui entrent dans une danse inconsidérée rattrapés par ce corps à la fois si dense et si léger. Tomber comme elle chute et sentir l’air venant d’en bas la caresser et la gifler jusqu’à ne plus rien sentir et flotter et planer et se sentir aspiré par le souffle d’un monstre appelé désir. Tomber comme elle cesse de respirer pour devenir respiration comme elle cesse de vivre pour devenir vie comme elle cesse de penser pour devenir pensée. Tomber comme elle se souvient comme elle délaisse le présent pour s’enfuir dans la seconde d’avant la minute le jour comme elle retrouve un goût d’enfance jusqu’à se figurer le visage couvert des rides d’une vieillesse qu’elle n’a pas vu arriver alors que le goût des pâtes de fruits lui parfume encore le palais. Tomber comme elle coule dans le bleu sombre de la mer et regarder les petites bulles d’air rejoindre la surface pendant que la pesanteur ralentie la fige pensée immobile que le noir envahit. Tomber comme elle pleut tomber comme elle neige.

Tomber vers le bas tomber vers le centre de son univers. Tomber vers le magma des profondeurs où brûlent les croyances souterraines d’un enfer promis pendant qu’un cupidon aux ailes en flammes la dépasse en riant aux éclats. Tomber vers la lune si pleine d’espoirs quand elle se vide si pleine et si vide et si lune. Tomber vers l’obscurité et se souvenir du conseil d’un maître vaudou qui lui avait dit de choisir le côté gauche de la nuit comme si la nuit n’avait pas plusieurs côtés gauches comme si elle pouvait choisir la nuit vers laquelle elle tombait comme on suit un sentier dans la montagne pour prendre à gauche entre l’arbre et le rocher. Tomber vers son avenir et s’attendre à tout moment de s’y écraser comme un moustique sur ses lunettes de soleil pendant qu’elle sillonne les routes sinueuses d’une montagne inconnue au guidon de sa vieille Béhème qui tremble entre ses cuisses. Tomber vers ce sol qu’elle traversera comme une feuille de papier au centre d’une cible tracée figurant la juste prévision d’une vie taillée au cordeau entre maris mioches retraite et bonnes pensées.

Tomber sur la tête à la renverse d’un monde éclaté comme une crème caramel sur le carrelage de sa cuisine. Tomber sur le côté et rebondir et tomber de l’autre côté et rebondir et se transformer en ballon de rugby aux rebonds imprévisibles jusqu’à l’immobilité vacillante pour tomber encore et rerebondir et reretomber toujours. Tomber des nues en admiration sur le cul. Tomber amoureuse quelle idiotie on ne tombe pas d’une montagne on la gravit on l’escalade pour ne tomber que bien après avec le goût des larmes sur les lèvres. Tomber par inadvertance sur un ami d’enfance dans la rue et se rendre lentement compte que ce n’est pas un ami mais un bourreau que ça ne date pas de l’enfance mais d’hier et qu’elle ne tombe pas mais bien qu’elle se relève pour lui balancer une mandale à lui décrocher sa sale gueule. Tomber et se relever jusqu’à ne plus et se laisser tomber une dernière fois et se laisser emporter vers le centre dans le tourbillon d’un lavabo.

Tomber vers le centre de la terre de l’air de l’eau et du feu. Le centre du monde. Centre ville centre commercial centre des impôts centre médical centre de secours centre antidrogue centre pénitentiaire centre de rétention administrative centre de réinsertion. Se centrer se concentrer se décentrer s’excentrer. Une vie qui tombe vers son centre de gravité.

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

8 commentaires à propos de “#écopoétique #09 | tomber”

  1. somptueuse déclinaison de l’idée et de l’image évoquée par « tomber »…
    « tomber encore et rerebondir et reretomber toujours »
    avec ce personnage au féminin (!) qui transparaît et ce parcours inéluctable qui se dessine
    je retiens fort : « Tomber vers ce sol qu’elle traversera comme une feuille de papier au centre d’une cible tracée figurant la juste prévision d’une vie taillée au cordeau entre maris mioches retraite et bonnes pensées. »

    • Merci Françoise. Ton commentaire me rappelle une pièce de théâtre dont je garde des bribes de souvenirs qui s’appelait « L’art de la chute ». Dans mes souvenirs, les personnages étaient féminins…

  2. Mes mots m ont laissé tomber tellement ce texte est fort, je me suis laissée entrainer dans un tourbillon d’ évocations, de poésie et de violence.
    j ‘y ai trouvé de l ‘amour, de la sensualité, du réalisme, de la dérision…merci de partager cet univers ;

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