#écopoétique #09 | six pieds sous terre

D’une fente comme une plaie jamais cicatrisée on voit un filet de lumière et on imagine la descente en rappel dans les profondeurs. C’est descendre qui compte. Toujours plus loin, plus profond. Six pieds sous terre pour trouver du neuf ou ne rien trouver d’autre qu’un antérieur. Ou trouver quoi sinon soi-même ?

Je pense au courage des premiers qui sont descendus. D’ici puisqu’un monticule d’ossements laissait présager plus large cavité. D’un enfouissement continu de cadavres remonter les âges, d’anciens animaux aux plus récents bovins (leurs restes empilés que grignoterait un chien s’il n’était pas si peureux), pour un cimetière à ciel presque ouvert. D’ici descendre encore combien de marches après les 200 déjà descendues, combien de dizaines de mètres en contrebas, quel parcours en terre inconnue, quel gouffre qui nous avale et nous recrache.

Où atteindre et où savoir quoi atteindre, quelles couches, quelle superposition de grès, argiles, schistes, marnes, dépôts granitiques, quel réseau hydrographique, quel socle, quelles arborescences s’esquissent ici ? Le long des parois suintent coulures, eau chargée de vie minérale, ici déposée sur roches claires, jurassiques, sur calcaires massifs, épaissis, redessinés-sculptés par redépositions acides de ce qui a coulé de temps immémorial, si lent que l’on peine à compter, incapables que nous sommes à nous représenter 100 millions d’années. Incapables aussi d’envisager à combien de mètres sous terre, pour ne jamais atteindre le centre. Cette progression s’interrompt par manque de lumière et d’oxygène.

Ce centre s’assimile à malaise et disparition. Il s’apparente à engloutissement. Il faudrait remonter l’épopée humaine depuis son origine avant ses renoncements, où suis-je, moi, dans cette histoire ? De quelle humanité suis-je faite ? Jusqu’où dois-je m’enfoncer pour tenir ? De quelle crise, de quelles émanations suis-je la résurgence ? De quels matériaux, de quels empilements sédimentaires suis-je le témoin de ma propre histoire, de quelle altitude plonger en moi, de quelle profondeur remonter avec ce savoir d’être vivante, au-delà du seul seuil humain, émanation pliocène lointaine, incision messinienne du sol, où s’engager dans l’existence plurimillénaire de l’humanité, nos vies érodées, lessivées ? Vois où la mémoire nous mène, vers quel avenir, vers quelle façon d’advenir, vers quelle présence et où s’éternise la vie des pierres.

A propos de Perle Vallens

Au cœur d’une Provence d’adoption, Perle Vallens écrit et photographie. Ecrire c’est explorer l’intime et le monde, porter sa voix pour toucher. Publie récits, nouvelles et poésie en revues littéraires et ouvrages collectifs. Lauréate du Prix de la Nouvelle Erotique 2021 (au diable vauvert) et autrice d'un livre de photographie sur l'enfance, Que jeunesse se passe (éd J.Flament), d'un recueil de prose poétique, ceux qui m'aiment (Tarmac), d'un recueil de nouvelles, Faims (Christophe Chomant) et d'un récit poétique et choral, peggy m. aux éditions la place. Touche à tout, pratique encore le caviardage, le cut up (image et/ou son), met en voix (sur soundcloud Perle Vallens ou podcasts poétiques), crée des vidéo-poèmes et montages photo-vidéo (chaîne youtube Perle Vallens)...

8 commentaires à propos de “#écopoétique #09 | six pieds sous terre”

  1. ta langue nous entraîne dans ce parcours à travers les âges, ou plutôt les temps très anciens avec un œil d’humain anthropologue
    dire que mon passé de géologue t’emboîte facilement le pas, ayant exploré moi même la stratigraphie de ma colline pour cette #9 !
    ton dernier paragraphe élargit le propos à la sédimentation dans le corps lui-même, mais de quelle strate sommes nous issus et de quel empilage mémoriel sommes-nous constitués…

    je conserve en mémoire cette vibration avec « quel gouffre qui nous avale et nous recrache. »
    (tellement jamais déçue de te lire…)

  2. Merci pour ce texte, de réel et de métaphore, que le dernier paragraphe explore en questions. J’aime cette suite de questions mêlant l’histoire de la terre et celle d’un humain, j’aime cela pour le fond (chaque phrase si intéressante) et pour la forme (joie de lire de la littérature!). Et ce vocabulaire non familier pour moi. Plaisir de te lire.

  3. Mais en te lisant, je me disais que tu étais déjà dans la #10 en même temps. Tu nous transformes en spéléologue à ta suite, on touche des choses très concrètes avant que tu en arrives au centre de ta pensée profonde et tous ces questionnements. Sublime suite d’interrogations. Françoise a tout écrit à ce propos dans son commentaire. Et étonnement des similitudes d’approche entre Françoise et toi que j’ai relevé de suite. Merci.

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