#écopoétique #09 | Je reste iCi

Potier, si tu es perspicace, garde-toi de meurtrir la glaise dont fut pétri Adam !

Omar al-Khayyem, La corde de la sagesse

Ne n’inquiète pas, Gamin, je reste ici. Pour l’instant, je n’ai aucune envie de creuser à l’aveugle dans la matière qui gargouille et menace de s’effondrer sous mes pieds. D’autres le feront sans doute. D’autres l’ont fait et le referont. Il y a les fous de Dieu, et les fous dictateurs autoproclamés de la planète, index pointé sur le profit, la gloire et la vindicte perpétuelles.

L’intimidation par la perforation est une vieille habitude humaine, pour ne pas dire majoritairement masculine, surtout en ce qui concerne les explorations les plus folles et inédites ou les conquêtes de territoire. Les coups de boutoir sont innombrables. Les femmes le savent de toute éternité…

 Les guerres sont ivres de perforations.

L’I.A aujourd’hui est l’une des méthodes virtuelles triomphantes qui attirent les plus ambitieux, ou curieux, ou kamikazes de l’imaginaire matériel mis au service de Thanatos et de son frère ambigu Eros.

Creuser la matière pour lui faire dire quelque chose de nouveau ou la faire disparaître est une pratique immémoriale. La chasse au trésor est sa version la plus ludique.

 Le plaisir de percer à jour, nuit et jour ce qui résiste n’appartient pas à l’ordre de la raison.

 Percer et persévérer ont une consonance proche.

Un puits de pétrole ou une sonde excavatrice sont des modèles d’obstination.

Le jaillissement est un fantasme lucratif.

Poutine dit de Trump qu’il est un homme (courageux) parce qu’il a brandi le poing après s’être fait tirer dessus… Les autres sont des loosers ?

Tu vois bien que ça ne sert à rien de creuser. On retombe toujours sur les mêmes inepties, les mêmes rages, les mêmes convoitises, les mêmes postures de taupes ravageuses construisant des catacombes à cadavres.

Je ne devrais pas te dire les choses aussi directement, petit !…  Au risque de te faire bégayer d’effroi comme cet écrivain éperdu d’espaces de fuite. Mais je vois bien que tu joues aussi à creuser dans le vivant sur ta tablette switch comme s’il s’agissait de quelque chose d’anodin. Tu t’achètes des « vies » supplémentaires en écrasant les boutons de ta machine mais tu as bien vu le jour de l’enterrement de ton grand-père que la mort est un trou qu’on rebouche pour toujours. Nous étions pétrifié.e.s dans nos silences autour de toi, faisant barrage de nos corps devant la fosse…

Je sais l’angoisse, l’eau noire sous la glace et la surface menacée, une mémoire à se noyer. Quelque chose sourd du ciel si sourd. Accueillir de tout mon être le léger le nouveau, l’ailleurs. Plus rien ne doit peser

ICI, Philippe et Martine DELERM, Seuil, 2021.

Je me tais et je feuillette pour toi, ce livre élégant de Philippe et Martine Delerm. Je l’explore sans savoir où il va mener mes pensées du jour. Lui écrit, Elle dessine un personnage qui n’a jamais de bouche. Elle ne m’a jamais expliqué pourquoi. Elle croit sans doute que c’est un secret de femme. Eux se comprennent. Ils sont mari et femme. Ils ont mis au monde un chanteur pianiste poète, Vincent. Ils sont du côté de la douceur et de la tranquillité. Ils n’ont pas besoin de creuser la réalité, ils l’accueillent comme une invitée reconnue de longue date. Ils creusent à peine la surface des choses et des êtres. Ils en parlent pudiquement. Ils ne crient jamais. Cela me plaît.  J’aime ces familles d’artistes qui ont su transmettre leur créativité et qui aident à supporter les trous de l’existence, les trous de mémoire en particulier.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

3 commentaires à propos de “#écopoétique #09 | Je reste iCi”

  1. J’adore comment tu as su détourner la consigne vers une exploration du récent incontournable et je suis piquée et remuée par le mot « perforation »
    j’aime aussi comment tu t’adresses à l’enfant et le nom que tu lui donnes…

    • Certains mots s’imposent à moi. Les circonstances aussi. J’utilise tout ce qui est à portée de voix et de sens. L’écriture me permet de cerner les enjeux qui ne sont pas uniquement personnels. L’écrivain invité pour cette consigne m’a paru enfermé dans une méthode de récit très alambiquée, « vouloir entrer dans la matière » comme si c’était un jeu de piste imaginaire pour s’éprouver dans l’inconnu me met mal à l’aise. Tu imagines bien ce que je peux ressentir face à ce que je vis comme un forçage sans effet positif. On veut à tout prix savoir quelque chose mais de qui ? C’est pour cela que j’ai simplifié et politisé mon propos. La performance de perforer pour changer de vision de soi et de la matière me paraît vouée à l’échec. Je peux même dire que ça me fait un peu pitié. M’adresser à l’enfant est un réflexe naturel, il est aussi une pâte à modeler à qui je signale les possibilités de déviance dans la manipulation du monde à des fins négatives. La banalisation de la violence et ce nouveau courant qui consiste à armer depuis le plus jeune âge aux états-unis à travers les jeux vidéos m’inquiète. Je ne suis pas la seule je crois.

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