Il suffirait de suivre l’odeur. On avancerait le corps comme chien pisteur à petits coups d’inspirations furtives par les narines et il nous faudrait descendre. Marche après marche depuis là-haut. Pivoter le buste après la première volée d’escaliers, le regard à peine distrait par la fenêtre étroite tout en face avec son fin voilage froncé comme pour protéger la mariée d’on ne sait quoi. Et le jardin, voilage ou pas, on le porte en soi d’y avoir exploré la toute première liberté. Descendre sans besoin de main suivant le doux poli de la rampe à cause de la faible hauteur de la contremarche. Chaque pied accueilli dans le feutré du tapis jusqu’à la porte de la « petite salle à manger ». Descendre, c’est enfoncer le corps dans le passé comme tracer des médiatrices à la recherche du centre de gravité. La drôle de poignée que main d’enfant agite plutôt que tourne et la porte s’ouvre comme s’effacer devant sa maladresse agitée d’impatience. Il faut humer encore et contourner la table pas tout à fait carrée et qui mange l’espace. Elle a été poussée contre le mur où elle emprisonne deux chaises sur les huit, toutes inutilisées. L’odeur se fait plus forte. Au bout de ce mur, une porte sombre quand l’autre est vitrée d’un verre granuleux qui n’assassine pas totalement la lumière. Celle-ci est en bois plein. Entrouverte, l’odeur assaille, immobilise tout le corps pétrifié d’hésitation. Elle persiste et s’impose comme une impolitesse, une fois la porte tirée. Le gouffre s’ouvre à gauche. L’odeur du pain posé là sur une planche en hauteur pour sa conservation, tente une légère diversion, propose son réconfort. Le noir en dessous bloque la respiration, fait taire l’odeur. Les yeux s’habituent à cette obscurité. La main à tâtons a actionné l’interrupteur. L’ampoule nue tout en bas des marches comme un pendu à sa corde. La rampe qui protège du vide ne s’appuie pas contre le mur. Brinquebalante et peu fiable comme une fausse protection. Le pied effleure la première marche. Il faut descendre malgré l’assaut des si qui coupe le souffle. Si la porte dans le dos se refermait, si la lampe s’éteignait … L’odeur reprend possession de l’intrus, l’enveloppe comme un linceul, lui ordonne de capituler. À chaque marche son étau se resserre. Le méchant bois des marches est inégal, usé en son centre de tant de chaussures récalcitrantes à y traîner les pieds. Le vide prend une présence effective à chaque nouveau pas, à cause de la contremarche ici inexistante. Avec ce vide, le vertige. Il agite les récits collés aux murs de briques où les araignées ont tissé des toiles durant un siècle. Ils attendaient tapis dans l’antre de la cave voûtée. La lumière crue de l’ampoule les révèle. Leurs échos se multiplient d’une paroi à l’autre, ricochent sur le sol en terre battue. Une cave voûtée et c’était rare. Une fierté dans la voix qui racontait. Bénéfique pour la conservation du vin, mais pas seulement… Cave voûtée. Y dormir. La sirène. Les bombes. Les lits. Comment les avait-on disposés ? Les mots sont vides sans les images. Chacun avait les siens pour raconter ce qu’ils avaient vécu. L’image, ils l’avaient dans la tête. À ceux qui écoutent, elle fait défaut. Il doit bien exister une porte dans l’épaisseur du mur de briques avec une autre volée d’escaliers creusés dans cette bonne terre noire, réputée fertile, et là tout en bas comme projection sur les parois l’image d’eux tous réunis avec les lits et les couvertures sur leur peur. Seuls témoins, les bouteilles toujours couchées sur l’étagère en fer sous une poussière épaisse. Leur vin n’est plus prometteur depuis longtemps malgré la cave voûtée. Suivre et descendre cette nouvelle volée de marches et là en bas l’odeur suffirait. Pour raconter. Il suffirait de suivre l’odeur.
7 commentaires à propos de “#écopoétique #09 | Ce qui se dérobe.”
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« Descendre, c’est enfoncer le corps dans le passé comme tracer des médiatrices à la recherche du centre de gravité. » merci Anne ( et le corps tu t’y connais qui entre en jeu et sait nous emmener dans ses creusements )
Merci, Nathalie, de ta lecture encourageante vraiment.
« Il suffirait de suivre l’odeur »
Quelle bonne idée. Merci beaucoup pour ce voyage avec pour guide l’odeur. Une belle performance. Très admirative. Merci Anne
Merci, Marie, il faut bien se raccrocher à quelque chose et c’était à l’odeur. Elle reste inconnue, non décrite d’ailleurs.
Pas inconnue, en fait, mais rien n ‘en est dit… Un parti pris auquel je n’ai pas réfléchi.
j’avais noté les mêmes choses que Nat et Marie
« Descendre, c’est enfoncer le corps dans le passé »
et il me semble bien me souvenir de certains de tes textes ou passages à propos des descentes à la cave qui te terrorisaient quand tu étais enfant…
et quelle excellente cette idée de descendre poursuivant l’odeur et la décrivant mouvante et se transformant « À chaque marche son étau se resserre. » et ce vertige qui nous prend à t’accompagner dans les dernières lignes
Une descente vers ses propres souvenirs
(merci Anne)
Merci, Françoise, d’être passée me lire. Parce que pour ce texte, c’est bien « me lire » l’expression correcte. Il me semble que ce n’est pas moi qui craignait la descente à la cave, enfant, mais je peux aussi avoir oublié le texte, mais a priori non. Comme ton commentaire me permet de réfléchir, il s’agit de descente vers le souvenir des récits des souvenirs des parents, attendre la fin des bombardements et dormir à la cave. C’est drôle comme vos retours sont intéressants, font évoluer ou précisent quelque chose. Merci, Françoise.