Là-bas, ici aussi peut être, l’univers est un plan incliné suivi par une rivière invisible. Le monde supérieur est en amont, le monde des vivants est au milieu et le pays des défunts, marécageux, est en aval. La vie suit le sens du courant, de la naissance à la mort.
L’univers des chamans du coin est de couches superposées séparées par des barrières difficilement franchissables – sauf pour les chamans. Alors ils ont du mal à se repérer dans cet univers pentu mais ils se débrouillent, ce sont des chamans ! Ils disent que l’eau est l’expression magistrale de la vie sur terre, son véhicule. Ce que nous appelons incarnation ils la disent immersion. Et c’est la même eau depuis le début des temps, depuis qu’il y a eau sur terre. Elle mène son cycle, ça tourne, ça tourne, ça pleut, ça vole au vent, ça s’évapore et depuis le temps, chaque molécule d’eau a eu le temps d’irriguer tous les règnes et toutes les espèces de cette planète. Et toi et moi et la hyène et le jacaranda et la pierre sommes constitués de l’eau qui a imprégné tous les êtres avant nous. Elle véhicule les mémoires animiques de ceux qu’elle a vivifiés.
F. est chamane, elle dit ça sans hésitation et moi, je la regarde avec des yeux ronds, tu me dis F., que j’ai en moi, là maintenant, trace de tous les êtres qui sont nés et morts depuis la naissance du temps, que dans ce que je ressens, ce que je chante, ce que je ris, il y a un peu de chaque animal, chaque plante, chaque femme, individuellement, qui a ri, chanté, aimé, rugi, cherché le soleil. Porte ouverte à bonheur infini, joie sans limite, douleur, regard en coin, sourire, chagrin d’amour, quête de lumière,
Arrête de parler, de penser que tout est en toi, tu es en tout tu n’es pas si original, laisse toi rêver par les esprits de ces vivants morts, laisse toi rêver par les rêves. L’eau n’a pas été créée pour toi, tu n’as pas plus de sentiments que la pierre sur le chemin, la liane sur la canopée, la rose dans le bouquet, elle a tant de sentiment pour toi que tu en as pour elle.
Remonte le fleuve si ça te dit n’en oublie pas le danger n’oublie pas le danger d’oublier la gratitude.
5 commentaires à propos de “écopoétique #08 | immersion”
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« Remonte le fleuve si ça te dit n’en oublie pas le danger n’oublie pas le danger d’oublier la gratitude. » Formidable, cette dilution de la volonté dans la vision chamane des frontières de l’espace et du temps. Quelle que ce soit la mythologie ou la théorie privilégiée, il est toujours question d’abandon et de risque encouru dans l’abandon de ses propres convictions. Ce n’est qu’à la toute fin de l’histoire qu’on peut (si on en a la force et le temps) dire Merci à la création et à ses délires. Je vous rejoins, Bernard dans cette approche de la consigne. » Pour chaque porte de rêver, il y a deux phases, dit-il. Comme tu le sais, la première consiste à atteindre cette porte; la seconde, à la traverser. En rêvant que tu viens de rêver, te voir endormi, tu es arrivé à la troisième porte. La seconde phase consiste à te déplacer, une fois que tu t’es vu endormi. A la troisième porte de rêver, tu commences volontairement à fusionner la réalité de rêver avec la réalité du monde quotidien. Voilà l’exercice , ce que les sorciers nomment : compléter le corps d’énergie. La fusion des deux réalités doit être si parfaite, qu’il te faut encore plus de fluidité que jamais. A la troisième porte, observe tout avec le plus grand soin et la plus intense curiosité […] A la troisième porte, nous avons tendance à nous perdre dans les détails, répliqua-t-il. Voir les choses avec le plus grand soin et la plus intense curiosité signifie résister à la tentation quasiment irrésistible de « plonger » dans les détails. » Voilà, cher Bernard de quoi garder « les yeux ronds », comme les poissons… Merci pour ce texte qui m’inspire et me ramène à Carlos CASTANEDA dans l’art de rêver.
Merci Marie Thérèse. La tentation de laisser de côté ses convictions, chercher un autre point de vue, s’imaginer autre que maître du monde; se laisser porter par la consigne …
tu ouvres si doucement et si facilement des portes, oui c’est doux tout ça… et peut-être qu’en plus c’est vrai !
« Porte ouverte à bonheur infini, joie sans limite, douleur, regard en coin, sourire, chagrin d’amour, quête de lumière »
et tu conclues avec l’idée de gratitude
franchement bien et beau !
Oui, dis donc, tu nous embarques sous d’antres références et cela fait un bien fou. Merci de nous donner tout cela. Tellement dans le thème du cycle. A relire, à garder proche, je vais recopier ta #7 et celle-ci.
Merci Bernard, j’aime beaucoup cette façon de s’adresser au lecteur, tu le prends par l’épaule et tu lui (nous) parles de chamanisme (oui, il y a forcément du Carlos Castaneda). Un bien agréable moment en ta compagnie.