Dans un rien de temps je vais me jeter à l’eau. Cette fois je n’attraperai pas la perche que me tendra le marinier depuis la péniche immobilisée dans l’écluse de Saint-Amand. J’irai de l’autre côté, un peu plus loin sur la berge, là où les curieux ne seront pas postés pour observer le spectacle de l’eau remise à niveau. Je me laisserai glisser. Je vais rouvrir le sillage du bateau au lourd gabarit dans lequel il fut un temps j’ai voyagé et m’éloigner de lui en dérivant. Même si la Scarpe est sagement canalisée dans la ville et au-delà, le courant entraine celle qui nage comme elle peut, immergée dans une mémoire filante. Tout de suite, il faut se méfier des gros remous liés au trafic industriel. On pourrait vite couler à pic dans l’eau sombre, perpétuellement brassée par les déplacements rentables. D’évitement en évitement, on a à peine le temps de voir les quais rendus à la circulation ou au stationnement et comme les bâtiments s’enchainent, on ne sait pas si la Scarpe traverse la ville ou ce qu’on appelait encore il n’y a pas si longtemps la campagne. En contre-bas, difficile de faire la différence. D’autant plus que le périmètre navigable s’élargit quand s’annonce la jonction de la rivière domestiquée et du fleuve lui aussi canalisé. Tourbillon lent de la jonction : c’est l’Escaut qui charrie aux parages de Mortagne-du-Nord les traces lourdes de la pollution historique. Il faut sortir de l’eau empoisonnée pour ne pas y laisser sa peau et voici la friche industrielle de plus de vingt hectares, la couche de déchets de trois mètres d’épaisseur. Avec au fil de l’eau toutes les traces du progrès à la dérive : charbon, cadmium, plomb, zinc, la cohorte des métaux lourds. Tout infuse, et se diffuse. Replonger malgré tout, en allant plus loin peut-être ? On va y retourner en brassant une histoire qui coule entre deux frontières. On garde la tête hors de l’eau, on tente d’éviter les choses informes flottant à la surface : obstacles auréolés de filaments douteux. Pourtant les noms se présentent aussi à fleur d’eau, portés par les bords du Hainaut, par la mémoire qui nage en même temps. Brunehaut, Antoing pas loin et Tournai cinq clochers quatre sans cloches nager c’est rêver et se mithridatiser, on pourrait quand même se sécher et faire un tour à Froyennes voir le pensionnat de grand-père mais on n’est pas là pour faire du tourisme on doit avancer, reprendre pied pour avaler du côté d’Avelgem quelques tartines. Regarder les enfants qui pêchent de la ferraille. S’y recoller froidement, reprendre le corps à corps avec l’eau en fuite, l’Escaut échappe à son nom de chanson et coule dans son nom flamand Bovenschelde, nager dans l’eau canalisée qui par tronçons a pu faire penser à un égout sous le ciel bas mais c’est fini tout ça, tais-toi et nage en respirant par le ventre, il y a du potentiel dans l’eau enrégimentée qu’on tente de filtrer, c’est pour la bonne cause. Ne te plains pas, l’eau du fleuve canalisé a transporté la fille du nord-est au bout du souffle ; cette eau-là veut bien te déposer encore vivante sur le vieux chemin de halage, pour que tu replonges une dernière fois juste au couchant comme dans les tableaux des maîtres flamands dans le souvenir de la péniche entrant très lentement avec toi dedans par l’artère dorée du Bovenschelde dans la ville d’ Oudenaarde.
4 commentaires à propos de “#écopoétique #08 | écluse de Saint-Amand-Les-Eaux au départ”
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Morceaux choisis : « le courant entraine celle qui nage comme elle peut, immergée dans une mémoire filante. Tout de suite, il faut se méfier des gros remous » « On va y retourner en brassant une histoire qui coule entre deux frontières. On garde la tête hors de l’eau, on tente d’éviter les choses informes » : « voir le pensionnat de grand-père mais on n’est pas là pour faire du tourisme on doit avancer » « mais c’est fini tout ça, tais-toi et nage en respirant par le ventre » « au bout du souffle ; cette eau-là veut bien te déposer encore vivante sur le vieux chemin de halage »… Et c’est grand Ouf ! Chère Christine, l’histoire a pu être écrite , voyage express, la nageuse a bien supporté l’épreuve, peut-être est-elle remonté quelques instants sur la péniche, histoire de récapituler son périple d’un peu plus haut, au sec. Le sens de la nage est proche d’une chanson de Brel… Le plat pays qui est le mien.
Très beau et j’écris cela alors que je pensais m’ennuyer à mourir dans ce genre de texte qui est demandé. Tu en as fait quelque chose de très vivant. Beaucoup aimé, tout m’a intéressé, parce que si bien donné. Merci, Christine.
je ne sais pas si tu l’as fait en vrai mais alors chapeau si c’est le cas !! parce que ça n’a pas l’air d’être une nage en toute sécurité quand même avec métaux lourds, auréoles graisseuses, égouts et dégoûts ! alors en toute solidarité, on te suit et on est soulagé de te voir sortir « encore vivante » après un parcours incroyable
et on a tellement aimé visité avec toi le plat pays
C’est vraiment beau, j’ai aimé nagé à ta lecture dans ces eaux inhospitalières et dans cet ailleurs que je connais si peu. Merci pour ce moment.