#écopoétique #05 | vivre un peu plus

Six étages de briques rouges, presque parfait accord avec l’immeuble voisin, celui qui fait l’angle et qui doit dater du début du vingtième siècle. Au rez de chaussée, des locaux de la largeur des boutiques anciennes de la rue. Quatre ont été regroupées et sont occupées par une Association, Centre Social et Culturel, c’est écrit sur la façade. Accessoirement, le Centre Social occupe deux locaux de l’autre côté de la rue, séparés par une alimentation générale, trace de ce que fut cette rue peu large qui va vers le périphérique, passage peu fréquenté, alternative aux bouchons de la grande avenue parallèle. L’association existe depuis 1997, son site internet explique qu’elle a été créée “à la demande des habitants pour répondre à une situation problématique liée à la présence de nombreux logements insalubres abritant des populations immigrées en grande précarité”.
Pierre n’était jamais revenu par là, il se dit qu’ils ont dû construire ce bel immeuble entre 1990 et 1995. Dans les années 80, il habitait à cette adresse, un immeuble —poteaux de bois, torchis, deux ou trois étages, style faubourg du 19ème siècle — qui appartenait à un milliardaire provincial qui avait eu des soucis avec Jacques Mesrine. Il y est arrivé un jour de septembre, s’est débrouillé pour être le premier visiteur, a visité, a signé. Il arrivait de la même province que le milliardaire, il n’avait aucun désir, aucun projet d’habitat, il voulait un toit pour vivre sa vie dans la grande ville, se rapprocher de son histoire, de l’Histoire peut-être. Mesrine, ça commençait bien et quelques jours après son arrivée, l’assassinat et l’enterrement de Pierre Goldman, Père Lachaise, la foule immense, Sartre, Beauvoir. Alors pour vivre ça, quatre murs suffisaient qui lui plaisaient bien. De sa fenêtre, il voyait des femmes en boubou qui venaient chercher de l‘eau à la bouche d’incendie, une 4L fourgonnette se garait en face, déballait du maïs en épis. Sur la rue, une porte de bois rouge, un premier immeuble où il habitait, puis une cour — à peine plus d’un mètre — le plus souvent submergée de poubelles et un autre immeuble où il n’avait jamais mis les pieds. Dans l’escalier qui montait à son deuxième étage, il y avait souvent des traces de litière de chat, les hurlements des voisins — une mère habitait là ave son fils et ça n‘avait pas l’air simple. De l’immeuble du fond de cour, est venu un jour un groupe de jeunes hommes encombrés de caméras, de projecteurs. Ils partaient tourner un film pour leur école. Quelques années plus tard, Pierre a vu la photo de celui qui semblait être le chef des cinéastes en herbe : il mettait en scène La tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire à la Comédie Française : Idrissa Ouedraogo. La ville, l’histoire large du monde le suivait. Il passait bonne part de ses journées à une école proche. Sartre est mort, Jean Paul Dollé en a parlé pendant deux heures sans note, tournant en rond mains derrière le dos, Mitterrand a été élu, Mesrine a été tué porte de Clignancourt. Pierre lit Sortie d’usine.
Il se sent bien dans sa lignée d’hommes sans trop d’importance et de femmes plutôt fortes. Il est là sans plus d’intention que de vivre les jours, il a la confiance que lui donne son statut d’homme blanc, hétérosexuel, catho de gauche. Quelques petits pouvoirs lui suffisent, il n’en revendique pas les atours officiels, il fait même mine de les mépriser. Il n’a pas suffisamment confiance en lui pour devenir quelqu’un, ne pas respecter la hiérarchie, moquer le succès lui sont confortables. Un jour, la radio dit qu’il y a des cas de saturnisme dans son immeuble, la peinture des murs est chargée de plomb.
2024 : sur le site de l’association hébergée dans le bel immeuble de briques il lit : Un atelier d’écriture qu’est-ce-que c’est ?
Un petit groupe d’habitants du 19ème se retrouve dans un climat convivial et découvre le plaisir d’une écriture partagée. Chacun lit son écrit dans un climat respectueux et bienveillant, s’étonne de ce qu’il écrit, de la richesse des écrits des autres. ”Ecrire c’est vivre un peu plus”


A propos de bernard dudoignon

Ne pas laisser filer le temps, ne pas tout perdre, qu'il reste quelque chose. Vanité inouïe.

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