Jardin potager de la Ferme du bonheur
Les jardins improbables – nés en terrain hostile ils ont réussi à surmonter d’innombrables obstacles pour être là, avec parfois quelques buddléias, ronces, chardons, quelques vergerettes du Canada, des graminées… Parfois une simple pousse de pissenlits coincée dans la fente entre le mur vertical d’un bâtiment et le commencement du trottoir, avec l’écoulement d’eau, quelques milligrammes de poussières et nutriments suffisent à constituer une petite réserve de terre qui finit par nourrir la graine échouée là. L’ infime substrat assure sa croissance. La graine protégée dans la fissure germe au printemps, la voici qui explose feuilles, tige et inflorescence jaune, déclenche un sourire du passant, l’empathie du promeneur urbain. « Tout de même, quel mérite ! » – ne puis-je m’empêcher de penser et m’identifier même, un peu, sortant à son contact de mes difficultés de vivre.
Le mérite improbable du jardin, son immission dans les espaces refusés à tout déploiement naturel, sa prouesse résistante, je les ai rencontrées dans l’embranchement routier des autoroutes A86 et A14, à Nanterre, dans l’alignement du centre d’affaires de La Défense, au lieu-dit « Le champ de la garde ». Là, à l’emplacement des quatre hectares d’un ancien établissement scolaire, devenue zone de stockage de déchets, mais aussi de végétalisation spontanée, René des Prés, travaille sans travailler – il pratique l’« agro-poésie » – s’affaire à « La ferme du bonheur ». Le premier objectif est de dépolluer la friche par des techniques naturelles et la pratique du jardinage « sur ces quelques quatre hectares pollués, sales, mais où la Nature faisait ce qu’elle peut : vivre ! ». Un premier néflier, choisi pour son symbole de simplicité : « notre prise d’autorité spontanée, commune, aléatoire, précaire… libre ».
Quand on arrive pour la première fois, je venais de marcher une vingtaine de kilomètres depuis une gare avoisinante par des petits chemins urbains, pérégrination piétonne organisée autour de Paris, de trajets en trajets, de gare à gare, pour promouvoir la marche à pied en tant que mode de découverte et d’exploration à taille humaine de la gigantesque agglomération parisienne. Les marches ne sont pas des promenades, ni des balades mais des marches urbaines accompagnées de spécialistes urbanistes, botanistes, ingénieurs du Grand Paris Express aussi, ou parfois des bibliothécaires de la ville de Paris et des professeurs universitaires de littérature. Institutionnellement, nous sommes invités à marcher par la métropole du Grand Paris et sa branche développement environnemental « Enlarge your Paris ». « Enlarge your Paris » signifie pour les parisiens (ce n’est pas mon cas, je vis en bordure), sortez de Paris, passez enfin le périphérique, fréquentez les espaces naturels du Grand Paris, mais sortez en transport en commun, réduisez votre emprunte carbone, et ensemble défendons la ville habitable et non la bétonnisation, l’artificialisation continue.
Quand on arrive pour la première fois à La Ferme du bonheur, au Champ de la garde, on ne voit pas tout, on ne voit pas « grand » chose. Il faut comprendre d’où est parti le projet, ce qu’était le site, et par qui et comment il est devenu ce qu’il est. Finalement les espaces urbains ou ruraux, les espèces végétales ou animales, les gens d’ici et de partout, il s’agit toujours de ça : comprendre d’où ils sont partis, comment ils sont arrivés là, comment ils existent. Je devais parler du jardin, mais ce n’est pas grave, j’ai parlé du pissenlit qui a poussé dans l’interstice entre la pierre murale et le bitume du trottoir. La ferme du bonheur, c’est un peu la même chose entre deux axes autoroutiers faire exister le sol d’une friche souillée, et l’art, dans le prolongement de l’axe historique inventé par Le Nôtre entre Paris et Versailles. René des prés était comédien, metteur en scène. Passionné par la représentation théâtrale de grands textes littéraires, Fédor Dostoïevski, Jean Genet par exemple. J’allais oublier, bien sûr, ce lien à Francis Ponge : les cultures agro-poétiques du Champ de garde, s’appellent « la Fabrique du P.R.É ».
J’aime bien la façon dont tu te perds (ou fais semblant de te perdre) et te retrouve en chemin. Un peu de la désorganisation poétique de ces espaces de résistance naturelle…
Merci pour ton retour et ta lecture, Natacha. J’ai une règle qui est de lire (a minima) toute personne qui me commente. Donc je passe te lire très vite.
Dés-organisation et désobéissance, un esprit de liberté anarchiste cohabitent dans ce jardin, c’est vrai ! J’ai mis le lien vers le site internet de la Ferme du bonheur puisqu’il explique beaucoup plus de choses que mon texte à ce sujet.
Merci Nolwenn pour cette belle évocation de ce jardin. A la lecture, on marche avec toi sur les chemins de traverse (passionnant l’experience » enlarge your Paris « ), j’aime aussi comment tu donnes à comprendre le site. Des anecdotes pleines de poésie comme l’histoire de ce
pissenlit qui a poussé dans l’interstisce « entre la pierre murale et le bitume du trottoir » et le jardin entre les autoroutes.
Pendant toute ma lecture, j’ai pensé à cette herbe florale inconnue qui a poussé au troisième étage, dans un interstice d’écoulement d’eau longeant la balustrade en aluminium du balcon. Certes les pots de plantes aromatiques sont à quelques mètres à sa droite, mais elle n’est pas de leur famille, elle vient d’ailleurs et se donne des allures d’asphodèle, elle a laissé sécher ses feuilles les plus basses, celles qui ont a affronté la canicule. Elle n’a pas eu encore l’idée d’ouvrir ses bulbes à fleurs fièrement hissés sur des branches graciles, je les suppose jaunes, mais j’ai décidé d’attendre et de ne pas l’arracher. Je ne l’arrose pas, l’automne s’en charge. Cette liberté des graines de plantes est une leçon de courage et d’endurance. Ce que vous décrivez des friches à domestiquer sans les brutaliser relève de cette volonté nouvelle de la pensée écologique débarrassée de ses idéologies culpabilisantes. Les friches urbaines sont des aubaines. Elle attirent de plus en plus d’initiatives novatrices et contrecarrent les ambitions de la rentabilité foncière annexée à la spéculation boursière. Prendre le temps de laisser pousser une plante est aussi une thérapie préconisée pour les traumatisés de guerre amputés de leur vie passée, de leur famille et de leurs illusions sur la miséricorde humaine (Vu dans un reportage hier sur Complément d’enquête). Je vais aller à la découverte de cette Ferme Poétique , politique aussi… qui est une variante d’un certain « parti pris des choses » de Francis Ponge. Lui qui voit (citation) une « tapisserie en trois dimensions à laquelle on a donné le nom de végétation pour d’autres caractères qu’elle présente et en particulier de la vie qui l’anime… Mais ( il) a voulu d’abord insister sur ce point : bien que la faculté de réaliser leur propre synthèse et de se produire sans qu’on les prie (voire entre les pavés de la Sorbonne), apparente les appareils végétaux aux animaux, c’est à dire à toutes sortes de vagabonds, néanmoins à beaucoup d’endroits à demeure ils forment un tissu, et ce tissu appartient au monde comme l’une de ses assises » [ Le parti pris des choses | Poésie Gallimard, p.91