Le rituel était immuable. Chaque matin, c’était caler les mousses orange de ses écouteurs par-dessus le bonnet, appuyer sur la touche Play du baladeur cassette, le glisser dans la poche. La musique crachait un punk-rock sauvage, ou sa version moderne grunge. Qu’importe, il fallait que ça crève les tympans. Il ne restait plus qu’à ouvrir la lourde et se mettre en route. Malgré la nuit trop courte. Malgré l’envie de dormir. Il fallait avaler ces longues minutes du chemin qui reliait la maison au bahut. Il valait mieux ne pas traîner pour être à l’heure. Marcher. Il n’y avait que ça à faire.
Il était trop tôt. La ville était encore à moitié plongée dans la nuit, à moitié dans cette brume chiasseuse si fréquent à Rouen. Ce brouillard où il n’est pas possible de voir plus de dix mètres. Un voile crasse, effet neige fondu, qui bouche la vue. Une atmosphère myope, dégueulasse. Une humidité qui suinte du bitume aux murs en briques. La réplique cauchoise du smog londonien. Pas moyen de savoir quel temps il fera aujourd’hui ? Ni de savoir quel mois on était ? Novembre ? Janvier ? Mars ? Ne pas se poser ce genre de question. Il fallait passer la grille. Marcher. Il n’y avait que ça à faire.
D’abord descendre la rue de Champs de foire aux boissons. Ne pas s’attarder sur les façades de briques de ces anciens entrepôts laissés à la voracité des promoteurs. Ne pas penser à vie de cette rue au temps où était déchargé le vin destiné à étancher la soif de Paris. Faire attention à chaque pas. Le pavé est irrégulier. Et aujourd’hui particulièrement gras et glissant. Peu de doute. Là-bas, de l’autre côté de la Seine, ils profitaient encore de l’amétropie généralisée pour procéder aux purges. Les cheminées des Total, Lubrizol et compagnie pouvaient cracher, librement, de toutes les couleurs. Ça passait crème. Une fine pellicule de chimie organique pouvait recouvrir les toits, les rues, le quartier, la ville tout entière. Ça serait vite lessivé par l’inévitable pluie normande. Peu importe les habitants. Les crises d’asthme plus importantes ici qu’ailleurs. Les cancéreux qui s’ignoraient encore. Il ne faisait pas bon de vivre sous les vents dominants de l’arc industriel. Le côté rassurant, c’est que ça touchait tout le monde, sans distinction de classe. Ceux des hauteurs se trouvaient aussi sous le vent. Au 18e, ça passait encore. La suie pouvait tomber dans les jardins. Ca les impactait peu là-haut. Les propriétaires des usines prenaient leur café tranquille en se levant. Ils jetaient un œil sur le méandre, regardaient si la cheminée de leur entreprise crachait bien. Pas de grève, l’usine produisait. C’était une bonne journée. Aujourd’hui, les présidents-directeurs de ces unités de production boivent leur café à des milliers de kilomètres de là devant leur écran d’IBM PC. Ce qui crachait ici ne les concernait pas. Ils ne respiraient pas le même air. Mais pourquoi penser au café chaud ? Pourquoi se rappeler à la chaleur réconfortante de la cuisine quittée il y a peu ? L’humidité, la fraîcheur s’infiltrait sous la veste. Il ne fallait avancer pour se réchauffer. Marcher. Traverser le boulevard du mont Riboudet à l’heure de pointe. Il n’y avait que ça à faire.
Merci Julien, pour ce nouveau texte qui nous fait entrer dans la peau d’un lycéen marchant vers son avenir dans un brouillard contaminé. J’aurais envie de lui proposer de sécher le bahut et de tenter sa chance sur une île sans usine dans un climat de rêve où l’on mange bio. Mais ce serait trop facile et un peu condescendant. Je vous sens motivé pour argumenter à charge et je sais que vous avez raison. Reste à savoir comment écrire encore davantage sur ces sujets sans se démoraliser. On a trop tardé à ouvrir les yeux et le chantier est phénoménal pour changer la donne. Mais nous sommes solidaires ici et autour. Je crois beaucoup à la jeunesse écologiste et je prends les bonnes idées.