#écopoétique #04 | les tongs sauvages – mangrove 2

Le projet était d’explorer la mangrove qui se trouve à proximité de chez moi. J’ai utilisé le terme d’exploration tant que je me tenais en marge, n’osant m’enfoncer trop avant dans une végétation qui m’apparaissait alors hostile et inextricable. Finalement, il a suffi de quelques pas de plus pour m’ôter le goût de l’aventure. C’est la rencontre d’un pêcheur qui m’a fait prendre conscience de cela. J’étais en terrain déjà bien exploré, avec ses chemins de routine et ses bandes d’enfants. L’exploration me serait épargnée. Si j’en fus soulagé ? Oui, certainement. Je perdais un projet aventureux (et l’image qu’il me renvoyait alors de moi-même), mais je gagnais un jardin.

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Exploration, exploitation, colonisation.

Expansion, urbanisation, implantation.

Le colon, comme le propriétaire disent « c’est à moi », puis « c’est chez moi ».

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Le chemin qui mène à la mangrove traverse un quartier résidentiel en construction. Entre les maisons déjà construites, et bien souvent à moitié construites, des parcelles sont occupées par des cabanes de fortunes où logent les gardes et leurs familles. Le rôle d’un garde consiste à s’assurer que personne ne viendra s’approprier le terrain en l’absence des propriétaires. Lorsque ceux-ci décident de démarrer la construction, ces familles sont délogées. Certaines restent encore un temps pour garder les matériaux de construction, mais il arrive souvent que le terrain soit clôturé et qu’on y mette des chiens à la place des hommes. Sur les terrains non encore bâtis, quelques palétuviers côtoient une culture vivrière : maniocs, maïs, bananiers… La terre est entretenue, l’herbe est régulièrement coupée, mais elle est parsemée de moellons cassés, de blocs de béton, de morceaux et de débris variés. Tous les gardes ne bénéficient pas d’une arrivée d’eau sur le terrain. La terre est salée. Les cultures sont rachitiques. Les inondations de l’été les balaient en une journée.

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J’emporte avec moi mon téléphone portable. Je suis tenté de prendre des photos lors de mes excursions (?). Je reste méfiant cependant. Les contrastes sont importants : maison de tôles/villas sous vidéo-surveillance-barbelé-clôture électrique de sécurité ; voiture 4×4/voiture à bras ; chaussures/pieds nus ; piscines/flaques ; fêtes sonorisées/poste de radio; … Il serait facile de prendre de bonnes photos. À condition d’en prendre beaucoup, peut-être. Du pittoresque Africain?

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Arriver dans la mangrove et se confronter à ce que je ne sais pas nommer.

Tissu végétal aérenchyme, propagules, pneumatophore, flux estuarien, courants côtiers, exondation, crique tidale, vasières, organisme vermiforme, anaérobie, anoxique, eaux interstitielles. Ajouter à cela les noms d’une centaine d’oiseaux limicoles dont certains arrivent, paraît-il, de Sibérie.

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Je ne sais pas mieux nommer les chantiers qui m’entourent.

Ferraillage, hourdage, linteau, mur porteur, étaiement, drainage, bardage, vide sanitaire, solive, chéneaux, jointement, ébrasement, gaines, noue.

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Les (nouveaux) propriétaires ne marchent pas dans leur (nouveau) quartier. Ils roulent en voiture et n’en sortent qu’une fois arrivés chez eux.

La voiture s’approche du portail, le conducteur sort une télécommande et appuie sur un bouton généralement bleu, le portail s’ouvre, la voiture s’engage dans l’allée, le conducteur appuie à nouveau sur le bouton bleu, le portail se ferme, il vérifie que la clôture électrifiée soit activée au moyen d’un témoin lumineux qui, si cela est le cas, clignote, il salue (peut-être) ses employées, rentre chez lui, allume l’air conditionné.

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Ceux qui marchent sont ceux qui n’ont pas le choix.

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Marcher ou courir pour le plaisir est possible. Pas dans le quartier, plutôt le long de la marginale, cette route côtière où de larges trottoirs sont aménagés.

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Depuis que j’ai découvert la mangrove (depuis qu’elle m’a découvert), je marche pour le plaisir dans mon quartier, et rencontre des personnes qui travaillent. Le week-end, je peux croiser des personnes endimanchées qui se rendent à l’église évangélique du coin, d’autres en short qui vont au terrain de foot, mais après l’église. On se salue, il est rare cependant que nous ayons quelque chose à nous dire. Les enfants sont plus curieux et peut-être moqueurs. Dans mon dos, ils me gratifient d’un hilare « mulungu », « blanc ».

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Échanger quelques mots avec le vieux pêcheur. D’abord, lui demander la permission de se tenir à ses côtés pour le voir remailler son filet. Lui demander ce qu’il attrape dans ce bras de mer. S’il a déjà vu des serpents.

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Le pêcheur s’amuse de voir mes enfants s’effrayer d’un poisson bizarre au fond de son sac.

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Quand je souhaitais encore explorer la mangrove, je prévoyais d’acheter : une paire de Pataugas, un pantalon technique de randonnée, un chapeau qui protège également le cou, un aspi-venin, un guide ornithologique (toujours d’actualité).

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Dans la mangrove, je n’ai d’abord pas senti grand-chose. Voit-on ce qu’on ne sait pas nommer ? Sent-on ce qu’on n’a jamais senti ? Hier, une odeur de miel. Était-ce de la mangrove qu’émanait cette odeur ? Ou bien ai-je nommé « miel » autre chose que du miel ?

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Comment savoir ce que le vieux pêcheur pense de la mangrove ? Comment la voit-il ? Qu’aurait-il à en dire ?

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Peu de déchets, alors que les plages, plus loin, sont recouvertes par la pollution plastique. La mangrove filtre. Ce qu’elle laisse passer jusqu’à moi (je ne suis pas encore allé jusqu’à l’océan) : des tongs surtout, en grande quantité, des filets de pêche, quelques chaussures. Les enfants ont nommé cela « chinelos salvagens », « les tongs sauvages ».

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Les enfants, explorent. Ils en ont le droit. C’est ce qu’ils font, ou bien ont l’impression de faire.

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L’homme fraye sa propre voie contre la broussaille, il avance dans ce que Démocrite a nommé « le non-frayé », il est effrayant parce qu’il est le frayant, qui ouvre des passages vers ce qui est « inexplorable et sans voie d’accès » (Vioulac, Métaphysique de l’Anthropocène).  

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Rien d’inexploré dans la mangrove qui se trouve derrière la maison. La mangrovité fut synonyme d’accueil, contre toute attente. Comment nommer cela ?

A propos de Pedro Tarel

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