« Et peut-être tu te rends compte de la défaite des sens, déjà. Je me promène dans un paysage et je n’y reconnais rien de ce qu’il est. Je crois que je l’aime parce que je le rapporte à ce que je connais déjà. Des sensations de vacances, des îlots d’enfance, les vignes qui s’alignent sur la terre blanche, ma mère qui y récolte des fossiles d’huîtres. Je crois que j’aime ce paysage parce que je le recouvre de ce que je connais déjà, des idées, et que rien ne me signale qu’il n’est pas ce que je crois. Je ne vois rien. Des matières qui le traversent, je ne sens rien que je ne connaîtrais déjà. » Claire Dutrait
Je pars – en vue de le capillariser – de ce fragment du texte de Claire Dutrait où j’aperçois : un paysage – les vignes s’alignent sur la terre blanche, une mère y récolte des fossiles d’huitres.
Lien filial noué à un lieu, des îlots d’enfance, les vignes : on pourrait dire « espace-temps », des souvenirs vivants comme une température : ce que je connais déjà. Mais justement, ce bain à température qui pourrait être là par simple contact attentif à ce qui nous a porté tendrement, la main d’un paysage, celle d’un être cher dans la nôtre, sa protection ou du moins son impression de protection fraternelle – brûle.
Nous n’avons plus de paysages connus comme le goût sur la langue. Quand nous marchons en forêt, nous observons les arbres inquiets. Et peut-être que oui, les arbres sont inquiets. Ils auraient raison de l’être. D’ici trente ans les châtaigniers, menacés d’extinction par l’encre du châtaignier, auront probablement disparu de nos forêts, de nos paysages, de nos souvenirs de balades et récoltes de châtaignes. L’économie de la transformation de la châtaigne, comme le nom des magnaneries, de la culture du ver à soie dans les Cévennes, s’effacera peut-être, tenue au musée des forêts.
Nous manquons avec la disparition de nos espèces familières, la chair du lieu, de notre habitation. Nous la perdons dans un goût amer. Notre souvenir d’espaces refuges, les nids et perchoirs que les enfants inventent ne font pas souvenir mais renvoi acide. Le fil du temps son déluge vital – chaque été sa catastrophe, maillée d’innombrables foyers, zones de départs, incendies, tsunamis, inondations.
On dit de l’année 1816 qu’elle est sans été. « L’année sans été » une gigantesque éruption volcanique en Indonésie recouvre l’Europe d’un épais nuage de cendres, un nuage stratosphérique de 43 km de haut, renvoyant la luminosité estivale à un brouillard de particules en suspension, de rayonnements diffus mais aussi à l’absence de récoltes, aux famines, à un refroidissement de la température pendant 3 ans.
L’année sans été Turner aurait inventé de nouveaux paysages sans paysage, des paysages à travers lesquels on ne voit rien, rien de visible autrement que par vibrations, variations, nuances, de coloris, radiations.
C’est à partir d’une pluie de cendres et de pierre l’année précédente, en 1815, que Mary Shelley, confinée, a écrit Frankenstein.
On a inventé la draisienne en 1817, après cet été sans été, après que la famine a décimé les chevaux.
La glace et les troncs d’arbres nous renseignent à distance sur ces années sans été. Ils en ont conservé l’empreinte et nous avons la possibilité de retrouver la généalogie de nos catastrophes.
Dans nos années sans été, dans ma mémoire, il y a aussi le mois de juillet 1942. Quand le lieu du vélo ne signifiait plus l’organisation de courses cyclistes de la saison, les enfants du quartier continuant à essayer de suivre le programme des prochaines courses, alors que s’organisait ce début juillet, à la place des courses cyclistes, le rassemblement des personnes juives déportées dans les camps. Ce lieu qu’on nomme par sa catastrophe (la rafle du Vel d’hiv). Je n’étais pas née mais Robert Bober l’était, qui en a retracé l’enquête jusqu’à moi, à hauteur de gamin, la littérature comme un copain fraternel à qui l’on s’adresse encore, même mort.
Lorsque la maison de mes grands-parents, qui était aussi celle de trois générations de la même famille avant eux, la durée renvoie à des transmissions générationnelles de patrimoine mais elle n’avait que la valeur des terres qui l’entouraient, de la distillerie qui l’accompagnait, a été vidée après la disparition de sa dernière résidente, ma grand-mère – j’ai gardé des manuels de conversion en fonction des degrés d’alcool pur, des patrons de lettres capitales utilisées dans la broderie ancienne, quelques outils, quelques clés, boites en fer aux noms de substances qui ne circulent plus dans les magasin aujourd’hui, et un exemplaire très documenté du magazine « Energ’hic » sur la catastrophe de Tchernobyl.
Une année sans été s’annonçait en avril 1986, j’avais dix ans. Je lis aujourd’hui que ce sont la Finlande et la Suède qui ont déclenché l’alerte, en raison de l’augmentation de la radioactivité ambiante, la catastrophe s’étant déroulée près de Kiev. Poussière de cendres, radioactivité ambiante, réchauffement de la température, modification du climat, il s’agit de notre air ambiant, comme des lumières vaporeuses de William Turner, des visages du monstre qu’on ne soupçonne pas, de nos lieux connus, familiers, exilés dans le danger de la catastrophe comme les enfants effarés, le visage de nos derrières courses à l’or. Le vrai visage de notre économie comme elle tourne – contre la montre.
Quand je regarde la carte de la catastrophe de Tchernobyl, la cible du lieu de l’accident à proximité de Kiev, la frontière avec l’Ukraine – en fait non il n’y avait pas de frontière avec l’Ukraine, son nom est écrit en minuscule comme une région faisant partie de l’URSS, il s’agit d’un magazine qui date de bientôt 40 ans, je me déporte dans une autre centrale, celle de Zaporijjia et la guerre en Ukraine depuis 2 ans. Le premier jour de la guerre, le 24 février 2022, c’est l’anniversaire de mon père, décédé un an plus tôt, la guerre correspondait aussi pour moi, dans mon calendrier intime, au premier anniversaire de sa mort. Le premier mois de la guerre en Ukraine, la cloche des églises a sonné à midi, en France, le nombre de coups de cloches qui correspondait au nombre de jours depuis le déclenchement de la guerre.
La centrale de Tchernobyl à Pipryat est construite sur les bords du Pripet, un affluent du Dniepr. Le nom du fleuve Dniepr nous envoie à son embouchure sur les rives de la mer noire, à la zone du conflit occupée aujourd’hui par l’armée russe en vue de s’emparer des ports sur la mer noire. Là, des conteneurs de céréales sont bloqués. La difficulté d’approvisionnement augmente le prix du pain. En 1816 l’année sans été était aussi appelée « l’année sans pain ».
La carte des résultats électoraux aux élections législatives émiette de très nombreux points de vote à l’extrême-droite en juin 2024.
J’entends que les conduites d’eau du sous-sol de Gaza sont utilisées pour lancer des roquettes. L’image montre le déterrement de la canalisation et sa transformation, la fixation d’un embout métallique pointu, dans une usine d’armement à ciel ouvert. Ce qui constitue le matériel de base pour le premier des biens communs, l’eau, sert à construire les armes.
Dans l’été, un mouvement de contestation se met en place contre l’atteinte écologique que constitue la construction de l’autoroute A69 rejoignant Castres à Toulouse. Les arbres sont aussi notre bien commun. Les tractopelles ont visé non seulement la destruction des arbres mais aussi la chute de leurs occupants. Il est rare qu’on entende parler d’occupants humains des arbres. Les militants du Mouvement de la terre ont fait de l’habitat dans les arbres leur mode de contestation. Ils occupent des cabanes perchées. Contre les gaz envoyés par la police dans les techniques d’évacuation et juridiquement pour occuper un lieu sans être accusé de possession illégale. Ils observent l’arrivée des tractopelles, ils craignent la chute mais ils tiennent jusqu’à la coupe de l’arbre, ils ont les larmes aux yeux et les pieds dans les branches. Nous avec eux, tant la situation de la tractopelle face aux adolescents dans les arbres sidère. Monter aux arbres est le lieu du refuge des enfants blessés contre l’autorité.
« Les vrais enfants sont ceux qui ont passé leurs vies dans les arbres à dénicher des nids, et perdu leur vie. » Je cite la présentation de l’essai de Marguerite Duras « Les enfants dans les arbres ».
Tellement inquiétante, ta revue des catastrophes ayant eu lieu et annoncées… les oiseaux et les écureuils tiennent encore bon avec les filles rebelles dans les arbres du futur autoroute (on reste avec eux et elles avec les pieds dans les branches) et j’espère que je mourrai avant mes châtaigniers…
Merci d’être passée me lire, Françoise. Et je découvre aujourd’hui après la 4, la proposition 3 et le beau détour sur ton domaine dans la vidéo. J’espère ne pas être dans la condescendance vis-à-vis des catastrophes mais plutôt écolucide. La nuance n’est pas toujours évidente. Cet atelier est périphérique à un journal botanico-graphique sur les petits chemins. Peut-être que je pourrai associer/fusionner/croiser. On verra…
Comme Françoise, c’est une revue d’étés qui fait froid dans le dos. C’est aussi l’effet d’accumulation, cette liste angoissante, mais oui écolucide.
Merci sincèrement pour ta lecture, Perle. Ce ne sera jamais aussi glaçant que le flux informationnel qui nous environne l’été. La maladie grave des chataigniers, l’encre du chataignier, m’a été communiquée par des botanistes. Sur la forme, il s’agit plutôt de fragments que d’une liste. J’aime vraiment la circulation que permet la forme fragmentaire et la notion d’ « année sans été » correspond au niveau informationnel à ce qui circule autour de nous l’été, bien que nous profitions autant que faire se peut des mois d’été et des plaisirs qu’il apporte.
Si longue ta liste qu’on pourrait compléter : être ou ne pas être désespérée