Il n’y a pas de vent aujourd’hui. Il a plu toute la nuit, les éclairs ont enluminé mes réveils nocturnes et le tonnerre a fait vibrer la maison pendant que je ne dormais plus. On dirait que la nature se repose, qu’elle fait la sieste après s’être déchainée. Je me demande parfois ce que ma maison deviendrait si elle était soufflée par une explosion. En quoi seraient transformés les livres de ma bibliothèque ? Que deviendrait le petit cheval en bois blanc ? Et mon stylo à encre ?
Je suis entouré par la nature. J’habite au milieu des pins, des chênes, des oliviers, du thym, du romarin. Un inventaire pagnolesque. Des rayons de soleil souvent (mais pas aujourd’hui), du vent du nord aussi. La ville ronronne au loin, l’autoroute dans la vallée au nord. Le village en bas, Aubagne à l’est, Marseille à l’ouest, la colline au sud, la forêt et plus loin, les calanques et la mer. Je ne vois pas les calanques et la mer, je les sais là. Et puis il y a aussi l’usine Arkéma Marseille.
Tous les premiers mercredis du mois, à midi, la sirène retentit. Ça se fait dans beaucoup d’endroits. C’est pour tester l’alarme, paraît-il, voir si elle marche bien. Si elle n’est pas en panne. Tous les premiers mercredis du mois, à midi, je me rends compte que la sirène n’est pas en panne. Tous les premiers mercredis du mois, à midi, je prends conscience que tout peut exploser.
L’usine Arkéma est classée risque Seveso seuil haut. On y fabrique des matières plastiques, il y a plein de produits chimiques. Pas besoin de dessin, si ça pète, c’est la cata. L’usine s’étend sur treize hectares et l’entrée se trouve à deux kilomètres de chez moi à vol d’oiseau. Je me demande si, en cas d’explosion, il est approprié de mesurer les distances par vol d’oiseau.
À deux kilomètres de chez moi, dans la forêt, dans la direction opposée à l’usine Arkéma, vit aussi un couple de genettes. Je ne les ai jamais vus, c’est le garde champêtre qui me l’a dit. Les genettes ressemblent à des chats, elles sont rayées et tachetées, elles ont une longue queue, elles sont très sauvages. Ce ne sont pas des voisins gênants, elles n’ont pas d’alarme qui sonne tous les mois.
Sur le site internet de l’usine Arkéma Marseille, je lis : « L’usine jouit d’une situation idéale dans la vallée de l’Huveaune… » Mettre dans la même phrase le verbe jouir et l’adjectif idéale pour parler de cette usine est une belle performance. J’y apprends aussi qu’on y fabrique un produit plastique technique d’origine 100 % végétale. L’écologie politique a encore de beaux jours. Je me demande si les produits hautement toxiques qui y sont utilisés ont l’odeur du chou-fleur ou de la carotte.
Je croise nombre d’animaux dans ma colline. Des oiseaux, beaucoup (encore merci au rossignol philomèle qui enchante mes nuits printanières). Des sangliers mais moins qu’avant, ils semblent se tenir à distance depuis qu’une meute de loups a fait carnage dans le troupeau de chèvres dans le champ en bas. Un renard de temps en temps. Des chevreuils aussi, surtout quand le Mistral les désoriente. Et puis il y a les faisans empotés que les chasseurs lâchent en période de chasse (et qu’ils sont infoutus de dézinguer). Je me demande ce que devient un animal sauvage après une explosion ? Et un chasseur ?
En 2000-2001, je travaillais à Toulouse. Je n’y suis pas resté longtemps, je venais de partir quand l’usine AZF a explosé en septembre 2001. Je travaillais juste à côté, j’aurais pu savoir ce que ça fait de se trouver dans un bâtiment soufflé par une explosion. Des amis avec qui je travaillais m’ont raconté. Sauf un qui est mort ce jour-là. J’ai vu des images dans le journal aussi. Parfois, j’essaie d’imaginer ma maison, mon village, ma colline après une explosion. J’essaie mais je n’y arrive pas. C’est un exercice d’imagination difficile.
En face de l’usine Arkéma, je crois que le commerce le plus proche est un marchand de pizzas. Je n’en suis pas sûr, il faudrait que j’aille vérifier. Il y a une pharmacie aussi. Je me demande s’ils ont en réserve les médicaments appropriés en cas de fuite de produits toxiques. Même si je peux imaginer, cette fois, qu’il ne restera pas grand-chose de l’officine en cas d’explosion.
Il y a cinq ou six mois, j’ai reçu un courrier de la mairie annonçant avec fierté que la commune allait accueillir une usine d’incinérateur de déchets. Ils m’invitaient à une réunion publique pour en discuter. Était joint au courrier un coupon-réponse où je pouvais poser mes questions par écrit si je ne pouvais pas être présent à la réunion. J’ai demandé si la construction de cet incinérateur était prévue avant ou après l’explosion de l’usine Arkéma. Il paraît que la réunion a été houleuse. J’ai appris dans le journal que le projet avait été suspendu. Ça fait quoi un incinérateur de déchets qui explose ?
Il paraît que Seveso était un joli village en Lombardie.