#écopoétique #03 | Perpétuel

Quand Odette passe devant le jardin, elle marque toujours un temps d’arrêt. Façon de souffler, de faire une petite pause dans sa promenade à elle, appuyée sur le vieux bâton de ski rose dont elle se sert comme canne. Devant le jardin, elle s’arrête, fait un effort pour redresser son dos tellement courbé, elle regarde. Son œil est tout plein de son jardin à elle, de celui de sa mère, de celui de sa grand-mère. De tous les jardins d’avant, alignés, taillés, tondus, tuteurés, calibrés, retournés, butés, désherbés, arrosés dès six heures pendant les mois d’été et vidés dès novembre pour faire place au grand vide jusqu’au printemps suivant. Dans le jardin qu’elle regarde, rien pour guider son œil, des ronces et des orties, toutes ces plantes qu’elle arrache, comme on a toujours fait, mais ici on les garde, on les taille même parfois, mais sans les arracher, comme si on souhaitait qu’elles puissent mieux repousser. Et puis, au bout d’un petit moment, rhubarbe, elle reconnait, les feuilles se voient de loin, cassis ou bien groseilles, ou bien peut-être les deux, mais pas d’allées, pas de rangs, la carte d’une mer lointaine et juste quelques îlots jetés là au hasard. Au milieu comme un phare, il y a même un arbre. Dans le jardin qu’elle regarde, on ne voit pas la terre, partout il y a du vert, des plantes, des herbes coupées couchées aux pieds des autres plantes. Odette sourit un peu, on dirait presque moi quand je tricote, le soir, en regardant la télé, un plaid sur les genoux. Le doux orangé clair d’une courge bien dodue la rassure un petit peu, la courge, elle reconnait, mais pas cette plante étrange qui fait comme des gousses d’ail au sommet de longues tiges. Elle a déjà demandé, mais elle ne se souvient plus, il y a perpétuel dans le nom de cette plante, ça, elle s’en souvient, perpétuel, à cause du cimetière pour son beau-frère Arthur. Odette, dans son jardin, elle met des annuelles, pas des perpétuelles. Alors, elle repart doucement sur ses jambes douloureuses qui portent son dos courbé et elle se dit que tient, c’est rigolo, qu’elle avait jamais fait attention, mais annuel et perpétuel, ça rime

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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