Quand Odette passe devant le jardin, elle marque toujours un temps d’arrêt. Façon de souffler, de faire une petite pause dans sa promenade à elle, appuyée sur le vieux bâton de ski rose dont elle se sert comme canne. Devant le jardin, elle s’arrête, fait un effort pour redresser son dos tellement courbé, elle regarde. Son œil est tout plein de son jardin à elle, de celui de sa mère, de celui de sa grand-mère. De tous les jardins d’avant, alignés, taillés, tondus, tuteurés, calibrés, retournés, butés, désherbés, arrosés dès six heures pendant les mois d’été et vidés dès novembre pour faire place au grand vide jusqu’au printemps suivant. Dans le jardin qu’elle regarde, rien pour guider son œil, des ronces et des orties, toutes ces plantes qu’elle arrache, comme on a toujours fait, mais ici on les garde, on les taille même parfois, mais sans les arracher, comme si on souhaitait qu’elles puissent mieux repousser. Et puis, au bout d’un petit moment, rhubarbe, elle reconnait, les feuilles se voient de loin, cassis ou bien groseilles, ou bien peut-être les deux, mais pas d’allées, pas de rangs, la carte d’une mer lointaine et juste quelques îlots jetés là au hasard. Au milieu comme un phare, il y a même un arbre. Dans le jardin qu’elle regarde, on ne voit pas la terre, partout il y a du vert, des plantes, des herbes coupées couchées aux pieds des autres plantes. Odette sourit un peu, on dirait presque moi quand je tricote, le soir, en regardant la télé, un plaid sur les genoux. Le doux orangé clair d’une courge bien dodue la rassure un petit peu, la courge, elle reconnait, mais pas cette plante étrange qui fait comme des gousses d’ail au sommet de longues tiges. Elle a déjà demandé, mais elle ne se souvient plus, il y a perpétuel dans le nom de cette plante, ça, elle s’en souvient, perpétuel, à cause du cimetière pour son beau-frère Arthur. Odette, dans son jardin, elle met des annuelles, pas des perpétuelles. Alors, elle repart doucement sur ses jambes douloureuses qui portent son dos courbé et elle se dit que tient, c’est rigolo, qu’elle avait jamais fait attention, mais annuel et perpétuel, ça rime
6 commentaires à propos de “#écopoétique #03 | Perpétuel”
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Comme j’aime cette promenade au jardin de jadis qu’attire cette honorable petite Dame au dos rompu ! Odette, un prénom qui m’est cher. Ton texte est d’une délicatesse qui m’émeut. Il nous faudrait peut-être envisager une Anthologie des Dames aux Jardins. Ce que les femmes ont fait sur leur lopin de vie ou survie est considérable et largement méconnu. On parle souvent des jardins masculins qui sont souvent des champs de plus en plus immenses où ils travaillent seuls, un casque sur les oreilles dans des cabines climatisées. Récemment , je lisais « ce n’est pas aussi épuisant que ce que nous faisons à la ferme au quotidien de conduire un tracteur moderne et c’est honorifique ». La contemplation des saisons d’un jardin par un regard de femme assignée au potager est devenue rare. Je pense au tableau de Van Gogh où la présence d’enfant fait rejoindre les deux mondes : Les premiers pas !
Merci pour ta lecture et ton long retour, Marie-Thérèse. Et merci pour Odette qui est ma vraie voisine. Quant aux jardins de femmes, comme le sont si souvent les potagers, je trouve qu’on les voit de plus en plus pris au sérieux, mélange chaque fois unique suivant les gouts de ceux qui mangeront, les contraintes diverses et les envies de fleurs, juste pour la couleur, juste pour le plaisir de la senteur, juste un peu, au milieu de ce qui finira dans la soupe pour nourrir la famille. Oui, tant à écrire sur, dans et avec les jardins
https://retrophilo.blogspot.com/2016/06/une-uvre-un-moment-les-premiers-pas-de.html
Merci, j’y jette un œil dès que possible
« Son œil est tout plein de son jardin à elle, de celui de sa mère, de celui de sa grand-mère » mais comme il est émouvant, ton texte, Juliette!
Merci Catherine, toute émue d’émouvoir
Trop simple pour ne pas être compliqué de planter des mots dans le jardin, alors contente qu’il marche, mon quatrième essai 😉