C’est cette manie qu’il avait de tout garder. L’appartement à son décès était plein comme un œuf, fauteuils boiteux, des murs entiers de livres, des monceaux de sacs plastiques, des milliers de diapositives bien rangés dans leurs boites numérotées qui renvoyaient à plusieurs cahiers remplis de son écriture illisible, chaque photo y était recensée. Les boites avaient varié de formes et de couleurs au fil des années, leur plastique de plus en plus fin, leurs couleurs de plus en plus franches. On savait bien que la plupart étaient hors champ ou flou, les diapos qu’est ce qu’on peut bien en foutre ? Pensée nostalgique pour les interminables projections, les fauteuils en rang d’oignons face à l’écran qu’il mettait un certain temps et beaucoup de jurons à fixer sur son support, et tournez manège, encore un après-midi foutu, on s’en prenait pour quelques heures de monuments et paysages. Mais c’est flou, Jean, cette photo aussi est floue ! Il ne voulait pas l’admettre, il se cramponnait à sa mauvaise foi coutumière, ou alors il voyait le monde entièrement flou et ce depuis des lustres sans même sans rendre compte. Chaque photo floue était donc recensée minutieusement, et il y en avait des milliers, butin dérisoire de tous les congés payés de sa vie où il se trimballait avec un caisson lourd comme un cadavre rempli d’un matériel dernier cri. C’est dire que ce n’était pas un homme de l’art. Elle a dit on jette ! Pas pu m’empêcher de sauver quelques boites datées de notre enfance, ça faisait déjà beaucoup, je ne les ai toujours pas classées, il en reste une dizaine dans ma cave, et cinq ou six dans un placard, j’ai aussi pris un des cahiers et je ne suis pas certaine que ce soit celui qui correspond aux boites. Dans sa cave, une étonnante surprise nous attendait et je regrette de ne pas avoir conservé ces témoignages de sa vie de militant obstiné. Il y avait là toutes ses cartes d’adhésion au PCF couvertes de timbres au graphisme de plus en plus épuré, aucun ne manquait, il ne plaisantait pas avec son devoir de cotisant, des piles monumentales de L’Humanité, de la revue Europe et des Lettres françaises jusqu’en 1972, ça en faisait des papiers, il y avait aussi ses cartes d’adhésion à la CGT, aux Amitiés franco-chinoises jusqu’à la rupture avec l’Urss, de France-Urss et de son cercle philatélique, et quelques tracts des années 50, dont d’ineffables portraits de Staline et de Thorez floutées selon l’esthétique réaliste socialiste. On reconnaissait là son esprit de collection et son engagement aveugle et je regrette infiniment ces archives pour des raisons que je m’explique mal. Leurs souvenirs me touchent comme, dans le désordre : les images des films d’Eisenstein, le refrain de la Jeune garde et la révolue vente militante de l’Huma dimanche sur les marchés qui étaient les rituels de mon enfance.
Un commentaire à propos de “#écopoétique #02 | objets perdus d’un monde disparu”
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Quel beau portrait à travers ces archives ! Comme on le sent vivant.