J’ai une fascination pour les archives. Térésa tout comme moi passe volontiers des heures à recopier sur des carnets des faits qui nous fascinent par leur banalité ou par l’horreur qu’ils dépeignent. Dans la profusion des archives (ce qu’il est convenu d’appeler les sources), nous nous disciplinons à une période historique pour ne pas nous noyer. J’ai appris deux choses en commençant l’Histoire. La première : définir une période historique. La nôtre va de 1828, année de l’instauration dans les quatre vieilles colonies du code d’instruction criminelle, à 1848, année de l’abolition de l’esclavage. La deuxième chose que j’ai apprise est à définir un objet. Notre objet est la société esclavagiste, mais plus spécifiquement nous voulons comprendre la justice coloniale et son impuissance à condamner des maîtres pour châtiments excessifs envers leurs esclaves et raconter l’histoire de tous les protagonistes. Les esclaves qui quand ils ont survécus ont osé témoigner dans ces procès, mais aussi les procureurs, les juges, les greffiers, la foule qui assistait aux procès, les chroniqueurs qui relayaient les affaires dans la gazette des tribunaux de Paris et bien sûr les maîtres impunis.
Nous avons notre corpus et nous nous partageons nos trouvailles. Elle s’intéresse en ce moment à la correspondance entre les juges et le ministre de la Marine et moi aux procès-verbaux du conseil privé du Gouverneur à la Martinique.
J’ai déjà dépouillé les registres du conseil privé de la Guadeloupe. Je n’ai pas souvenir de l’organisation matérielle de ces séances hormis peut-être les heures. J’avais noté que les séances commençaient tard de mon point de vue, à 11h voir à 14h.
Je me surprends à faire attention à ce qui pourrait passer pour du détail. Je pense qu’après la violence des châtiments et des crimes je suis curieuse de la banalité d’une société qui défendait ce qu’elle jugeait moral à l’époque un système de domination des personnes libres sur des personnes non libres. La classe ou la caste des libres était dénommée libre. La caste des non libres était dénommée « nègre ». Au milieu, il y avait une caste des gens dit « libres de couleur » autant détestée par les libres que les non libres. La condition était toujours précisée dans les registres. C’est ainsi que je peux dire qu’il n’y avait pas de personne de couleur libre au conseil privé du gouverneur. Je dépouillerai à nouveau les registres de la Guadeloupe pour trouver trace de l’organisation matérielle des séances du Conseil privé. J’ai trouvé en Martinique un secrétaire archiviste, un commis, un huissier et un nègre bibliothécaire. Et comme j’avoue avoir encore une déférence envers ses sources que je n’ose manipuler, je les transcrit ici tel que je les ai recopiés.
Séance du Conseil privé de la Martinique du 8 juin 1826
Relativement à l’huissier du Conseil dont le traitement est à déterminer, on convient unanimement que ce traitement doit être de 200 frc. M Royer et M Girard avaient d’abord pensé qu’on pouvait s’arrêter sur un taux moindre, mais ils se sont rangés de l’avis de la majorité, sur l’observation qu’il fallait choisir pour huissier du Conseil un homme ayant de la tenue et vivant de manière décente et qu’à moins de cent francs par mois il ne pourrait subsister surtout étant assujetti à porter au moins tous les jours de séance du Conseil un costume assez dispendieux.
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Le Conseil a reconnu qu’il y avait impossibilité physique absolue pour le secrétaire archiviste de faire les enregistrements et expéditions des procès-verbaux dont il minute la rédaction, que lors même que cette tâche pourrait être remplie par lui il ne conviendrait pas de la lui imposer et de le détourner ainsi des travaux d’un autre genre auxquels il doit se livrer; enfin qu’il était nécessaire de mettre à sa disposition un commis expéditionnaire à appointement fixe. Après quelques débats, le Conseil fixe ses appointements à deux mille quatre cents francs, à la grande majorité, un membre seul du Conseil ayant proposé de les porter à 1800 frc, M Mairisé et M Thuret lui ont objecté que cette dernière allocation ne permettait pas de faire le choix d’un homme tout à la fois honnête, disert, assidu et bon travailleur, tel que doit être l’employé dont il s’agit.
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À l’égard des fournitures de bureau nécessaire au secrétaire archiviste du Conseil privé comme registres, cartons, papiers … on a unanimement pensé qu’elles devaient être faites en nature, attendu qu’il serait impossible d’en déterminer le montant de la valeur. Le secrétaire archiviste y pourvoira donc aux moyens de demande faite en la forme usitée et il en présentera le compte au Conseil.
(…)
Enfin tous les livres appartenant à la colonie qui ne sont pas pour quelques fonctionnaires d’un usage de tous les moments devant être remis à la bibliothèque du Conseil privé et cette collection devant s’augmenter successivement par les envois faits de France, il a été jugé nécessaire d’attaché un nègre à cette bibliothèque pour manipuler journellement les livres, les épousseter, les changer de place et y détruire la vermine naissante sans préjudice des soins particuliers que doivent donner au même objet l’huissier et même le commis du Conseil sous la surveillance du secrétaire archiviste. Ce nègre, d’ailleurs, servira dans le local affecté aux séances du Conseil privé à des travaux de peine et à des offices de domesticités qu’on ne pourrait ici exiger d’un huissier portant l’habit noir et l’épée peut-être.
fascination partagée pour les archives. Merci Gilda de partager tes trouvailles.
Manutentionnaire sans épée, ce « nègre » bibliothécaire assigné est un personnage qui donne envie de l’écouter. J’espère qu’on va l’entendre un jour dans un livre…
Pour moi aussi, les Archives sont des trésors à explorer. Je trouve curieuse la formulation : » discipliner à une période historique ». Si je comprends l’idée, j’aimerais des précisions. Merci d’avance…
ce texte m’évoque le souvenir d’un livre trouvé dans la bibliothèque de ma grand mère qui traitait avec le plus grand sérieux des châtiments infligés aux esclaves selon leur faute avec un esprit de « justice » à vous glacer le sang. Beaucoup de fouet sur corps nus scrupuleusement décrits qui peut faire penser à une double intention:pédagogique et érotique. C’est un souvenir d’enfant, je n’ai pas plus de précision. J’y ai appris le terme de nègre marron sans bien le comprendre…
Je me demande combien, comment, avec quelles suites, ce « nègre » a pu lire les livres qu’il avait dans ses mains, peut-être même apprendre. Être payé pour les manipuler, c’était lui dire qu’ils étaient précieux. En a-t-il profité pour apprendre à lire ? A-t-il imaginé leur contenu ? Je l’imagine se sentir responsable d’un travail important pour lequel, si j’ai bien compris, il était payé avec un salaire qui pour les gens de sa condition représentait une somme rondelette. Qu’a-t-il fait de ce privilège ? S’est-il élevé socialement, intellectuellement ou bien juste économiquement ? A-t-il poussé les siens à s’instruire ? À découvrir ce qu’il y avait dans ces livres, dans ces archives ? Une de ses descendantes a-t-elle poussé l’investigation un peu plus loin ? Ce contexte a-t-il donné lieu à une bien plus grande histoire ou bien cet « homme » s’est-il contenté d’une manière résolue à prendre sa tâche au sérieux sans en extrapoler les contours et a-t-il fait strictement ce qu’on lui demandait jour après jour, époussetant et déplaçant une matière sans même penser à en explorer le contenu ? Sans même le pouvoir ? Sans oser le faire ? Sans y songer ? C’est déjà une histoire, quelle qu’en soit l’issue. On veut connaître la vie d’alors de cet « employé » des archives. Merci pour ce texte inspirant.
Je reprends le Tiers hebdo après un long silence.
@Danièle merci pour ta lecture. Ce sont en effet des trouvailles et je cherche le moyen de rendre compte de l’émotion qui me saisi à chaque fois que je plonge dans ces archives
@Marie-Thérèse comme je ne suis pas historienne je m’applique à mimer ce que font les « vrai » historiens et dans les livres que j’ai lu la période historique est toujours bien précisée et délimitée j’en ai déduis que c’était pour ne pas se noyer dans la confusion
@Cathérine le nègre marron est le plus connu des esclaves mais il est loin d’être le seul, il y a le nègre à talent, le nègre de maison et surtout la catégorie qui m’intéresse le plus c’est le nègre reconnu dangereux pour la tranquillité de la colonie. C’est mon nouveau sujet de recherche. Un livre à venir dont je n’ai pas encore la forme
@Dominique Nègre est synonyme d’esclave donc pas question de salaire. il y avait toute sorte de nègres même des nègres marins. Des arrêtés du gouverneurs tendent à limiter cette pratique à cause du risque d’évasion forcément. Donc il n’est pas payé. Ta remarque est utile parce que comme tous les extraits avant indiquent un métier et une rémunération cela peut prêter à confusion. Il n’était pas bibliothécaire je me suis imaginé que c’était le premier nègre bibliothécaire, ce qui est une extrapolation et c’est faux. Il n’avait le droit que de nettoyer les livres et je pense que les colons se sont bien assurés qu’il ne savait pas lire. Lire c’était acquérir un savoir et potentiellement s’en servir contre les colons ce qui était considéré comme dangereux.
Merci à toutes et à tous pour vos lectures.