Dans la langue italienne, solo veut plutôt dire seulement. Dans beaucoup d’autres langues, le monde artistique, notamment de la musique et de la danse ,en a fait la forme de la performance à corps unique. On joue, on danse, on performe en solo, voire on fait un solo. L’art de faire à un ou à une plutôt que faire seulement, ou encore faire tout seul. Si on est vraiment tout seul, y a-t-il performance ? Un solo, c’est donc aussi une rencontre et ce peut être même une rencontre particulièrement intense.
Le Wulli et le Bundu sont deux anciens royaumes du Sénégal oriental, aujourd’hui région administrative de la république du Sénégal. Leur frontière n’est pas marquée dans le paysage mais il y a entre eux une transition allant vers un climat plus sec, une forêt d’abord assez dense sur les bords du fleuve Gambie d’où part le Wulli et qui se clarifie en allant vers le Sahel que touche le Bundu. La densité de peuplement humain va avec. Les villages sont relativement nombreux dans le Wulli et se raréfient dans le Bundu où le voyageur égaré peut faire beaucoup de route -disons plutôt de piste- avant de rencontrer un être humain.
J’ai séjourné dans le Wulli de juin à novembre 1985 et j’allais de temps à autre dans le Bundu. J’avais alors 22 ans et demi. Je me déplaçais principalement à bicyclette. J’avais fini par bien connaître les pistes du Wulli mais je connaissais beaucoup moins bien celles du Bundu.
Dans la langue mandinka, solo désigne la panthère. La langue mandinka est devenue ma seconde langue maternelle après qu’une déshydratation sévère, suite au déraillement d’un train entre Bamako et Tambacounda, chef-lieu du Sénégal-oriental, m’a fait recueillir par la famille Ly au village de Sabi Mulesi, dans le Wulli.
Les gens du Wulli et peut-être ceux du Bundu aussi disent que la panthère n’est pas franche avec l’humain. Dès qu’elle en a la possibilité, elle le prend par surprise, laisse tomber sa patte de la branche surplombant la piste où elle est perchée et aussitôt la boite crânienne est décalottée et c’est la mort.
Un soir du mois d’août 1985, j’ai quitté le village de Sabi Mulesi avec mon vélo plus tard que je n’aurais dû. Surtout que je devais aller jusqu’au village de Segukura, dans le Bundu. Je n’ai pas été attentif aux avertissement des gens de mon village me suggérant de passer la nuit et de partir le lendemain matin. Et je me suis perdu. Et la nuit est arrivée.
Les circonstances de ma rencontre avec la panthère sont étonnamment claires dans mon esprit. A force de la raconter, j’en ai sans doute fixé les éléments, j’en ai peut-être modifié certains. Ce que j’en retiens surtout c’est que ce moment a été cause de la plus forte peur de ma vie. J’ai cru à ce moment que j’allais mourir sur la piste entre le Wulli et le Bundu.
Or, la panthère ne m’a pas tué par surprise. Elle m’a surpris par son rugissement. Aussi bien dans le Wulli que dans le Bundu, aussi bien en soninke qu’en mandinka et en pulaar aussi, on dit qu’elle m’a parlé. C’est donc sa parole qui m’a transmis la plus grande peur de ma vie. Mais après une phase de sidération dont il m’est impossible d’estimer la durée, j’ai pu m’enfuir et elle ne m’a pas rattrapé.
Lorsque je suis arrivé au village de Misira BaBoke, au bout de ma fuite, que j’ai raconté ce qui s’était passé, les gens du village m’ont dit que j’avais rencontré la panthère, ils savaient que six panthères tournaient alors autour du village. Je n’avais pas vu la panthère, j’avais seulement entendu son rugissement, qui m’avait paru venir de tout près de moi. Ils m’ont dit que j’avais été protégé. J’ai dit que j’avais eu de la chance. Des années plus tard, je me suis souvenu que je portais mon violon, dans son coffret en bois, sur le porte-bagage de la bicyclette.
Plusieurs légendes dans le monde racontent qu’un musicien a pu être sauvé d’un fauve par son instrument de musique à cordes. C’est le cas dans certaines versions de la légende antique d’Orphée. C’est le cas dans la légende pyrénéenne du violoneux Pellet. Il ne s’agit pas alors de jouer, de faire entendre à l’animal un son mélodique. Il s’agit que se produise une résonance harmonique. Quand j’ai appris à jouer du violon, à partir de dix ans, j’ai très vite appris à effleurer de mon doigt une corde à une certaine hauteur de la touche. Le son de la corde à vide se transforme alors en un son de même tonalité mais de tessiture différente. Dans le cas des musiciens sauvés par leur instrument à cordes, l’harmonique ne se cherche pas. Elle naît d’un choc lié à la chute de l’instrument sur un sol dur, gelé par exemple. Ou bien des chocs de l’instrument à l’intérieur d’un coffret en bois porté par une bicyclette. Il ne s’agit pas d’inspiration musicale. C’est peut-être ce qu’en religion on appelle la grâce.
Sacrée histoire ! Quel beau texte