On ne peut rien contre le réel. Je n’ai pas retenu l’auteur de cette affirmation. Je la fais mienne. Je ne peux rien contre le réel. Mes récents voyages me l’ont confirmé. J’ai réalisé ma propension à m’isoler et à chercher dans le monde un coin où me réfugier et regarder comme au loin les gens passer. Je suis depuis une semaine à Heidelberg et j’ai regardé les gens passer. J’ai croisé parfois des regards, furtifs, sans insister et je suis restée le plus souvent bien à l’abri dans l’appartement prêté par des amis sans rien visiter de la ville. Je ne sortais que par nécessité. Le matin à 10 h pour aller dépouiller avec Térésa les registres du conseil privé du gouverneur de la Martinique entre 1826 et 1848, année de l’abolition de l’esclavage et discuter de notre projet de recherche sur les silences des archives et le soir pour prendre mon dîner à emporter dans le premier restaurant choisi à mon arrivée sans avoir la témérité d’en essayer un autre ou même de changer de plat. Sur la carte je pointais du doigt le numéro 63 au même serveur. Des côtelettes d’agneau grillées à la libanaise servies avec de la crème d’ail, du houmous, de la pâte épicée, de la salade et au choix du riz ou des frites. Je prenais toujours du riz. Ce qui changeait c’était le temps d’attente et la place où je m’asseyais pour boire un thé glacé. Je ne me sentais en sécurité que dans la chambre de l’appartement ou dans le bureau de Térésa ou encore à la même place en face de la fenêtre dans la bibliothèque du département d’Histoire de l’université d’Heidelberg quand elle avait besoin de son bureau pour une réunion ou pour passer un appel. J’avais dans mon champ de vision un petit bout de la forêt qui encercle la ville. Le château que je m’étais promis de visiter y domine de ses ruines la ville pavée et propre dont les poubelles ne débordent pas. Je pense que dans le tourbillon qu’est pour moi ce voyage trouver des espaces d’immobilité comme la forêt impassible et des routines me redonnait la sécurité que je n’avais plus ou du moins le sentiment de maîtriser quelque chose. Mon comportement en voyage a mis en relief mon comportement quand je suis chez moi. Je m’applique aussi à la maison à vivre avec le vert des arbres et à m’imposer des routines. Au silence et au néant vertigineux que m’impose le réel, au rien auquel je fais face malgré l’agitation des gens autour de moi je résiste en créant des espaces pour le même. Le même café qu’ils appellent americano quand je ne sais pas quoi commander. Le même repas dans le même restaurant. La même bouteille d’eau et la même salade de concombres au restaurant universitaire. Le même trajet pour rejoindre Térésa le matin à 10 heures. Le même côté du lit pour dormir le soir. Je ne m’aventure que dans les librairies pour demander s’ils ont des livres en anglais et ils n’en ont jamais. Je pense que je fais l’expérience de l’imperméabilité du réel. Le réel est silencieux, imperméable et impénétrable comme cette forêt dont je me suis tenue éloignée. Une impossibilité à pénétrer vraiment dans la ville et le sentiment tenace d’être pour toujours peut-être un corps étranger. C’était différent à Istanbul. Pour une raison que je ne m’explique pas tout en étant un corps étranger à Besiktas ou à Fathi je sentais possible de pénétrer la ville comme d’être pénétré par elle. J’en avais le désir sans doute. Ici je suis enveloppée dans un manteau dont je sers les pans les bras croisés contre ma poitrine dans le froid de l’automne. Je lève les yeux pour admirer l’architecture imposante des églises et le ciel bleu quand il fait soleil ou gris quand il est couvert de nuages. Et malgré la foule qui s’empresse dans la rue principale, la Haupstrasse, je me sens noyée dans le silence de cette vieille ville qui ressemble pour moi à un immense décor de cinéma. La seule percée du réel aura été cette soirée dans un bar où tout le monde peut fumer et où Térésa rejoint chaque jeudi d’autres doctorants en histoire comme elle pour y boire de la bière. Elle m’a prise en photo devant ma première bière à Heidelberg. J’ai remercié les quatre garçons à notre table d’accepter de parler anglais et non allemand parce que j’ai avoué ne connaître que 3 mots d’allemand. Pendant un moment nous avons réfléchi à ce que pourrait être mon 4ème mot. Nous avons beaucoup ri quand l’un d’eux dont j’ai oublié le prénom a voulu m’apprendre (sans succès) le mot : Löschwassereinspeisungsvorrichtungsbeauftragtenarmbindenwollfadenproduktionsanlagenaufseherinnenverordnungsparagraphenreiterei.
Tout ce que j’ai retenu c’est qu’il était question dans ce mot d’eau et d’incendie.
« . J’ai réalisé ma propension à m’isoler et à chercher dans le monde un coin où me réfugier et regarder comme au loin les gens passer », quelle belle expérience d’immersion dans l’ailleurs que chez soi, avec la barrière de la langue et l’inquiétante étrangeté des ambiances nouvelles. J’imagine que c’est la lumière qui t’a le plus manqué en montant vers le Nord et l’Est, ou tout autre chose d’encore informulé.
Humblement, j’attends la suite de l’histoire de ce personnage.
ton texte est magnifique, je le découvre, je le relis
je me retrouve tout comme toi il y a quelques années à Heidelberg, seule, ne parlant que trois mots d’allemand, et je demeurais de longues heures dans ma chambre de l’institut français, je te comprends et tu fais très bien passer ce silence, ce long silence, cette solitude
« Le réel est silencieux, imperméable et impénétrable comme cette forêt dont je me suis tenue éloignée. »
j’avais tout de même poussé la promenade jusqu’au château là-haut, avais pris quelques notes sans doute pour redescendre une heure plus tard vers la ville…
merci Gilda pour ce récit