La profondeur du jardin se montre une dernière fois quand on ferme la porte. Une partie de la fenêtre, à l’issue de l’enfilade des couloirs et des pièces, demeure visible. Un carré-témoin de ce qu’on laisse derrière soi, de ce que l’on quitte dès l’instant où le vélo est sorti de l’abri couleur d’orage et pourquoi ? Les framboisiers qui donnent sans relâche ne se voient plus de là, mais la tranquille lecture que leur ombre porte sur la chaise longue ne vaut-elle pas mieux que tout ce qui va suivre ? Il y a tant de souvenirs et d’histoires dans les quelques mètres séparant la tonnelle qui résiste au triple assaut du chèvrefeuille, du jasmin et du Pierre de Ronsard avec la grâce puissante d’une Laure, d’une Béatrice, d’une dame du temps jadis couverte d’hommages odorants sans jamais s’y laisser embaumer ni prendre, et le céanothe qui profite de la gouttière de la cabane où il s’adosse pour devenir gigantesque alors que ses petites fleurs bleues, toujours plus nombreuses, conservent leur minuscule visage… à quoi bon aller voir ailleurs ? C’est, je crois qu’il n’y a pas de jardin, seulement les recoins d’un même tissu immense qui tantôt apparent, tantôt souterrain s’offre à qui le parcourt. Le pli s’est pris dans l’enfance, au village de montagne, où le jardin suspendu sur le ravin n’était que le détail d’un vaste cadastre, toujours accessible à nos jeux débordant même la limite des deux rivières confluentes auxquelles le lieu doit son nom, courant avec les parties d’Indiens ou de gendarmes jusqu’au village voisin par les bois, par la route de bitume craquelé, par les alpages. Il arrivait fréquemment qu’une fois la règle donnée, nous ne nous croisions plus de la journée, trop bien cachés dans ce terrain de jeu où les bornes elles-mêmes se déplaçaient la nuit. Je rentrais au soir d’été comme d’hiver bien après 7 h, puisque c’est ainsi que se comptait le temps à l’église qu’on entendait au fin fond du val. Je me présentais affamée, sale et contente, à la porte de la cuisine. On râlait un peu pour la forme, mais personne ne s’inquiétait : même sans nous voir, nous étions ensemble « les enfants », pris dans une meute suffisante à son désennui et à sa sauvegarde. Et l’hiver, à ski, la même assurance faisait quitter la piste pour pister la trace parallèle qui s’aventurait dans la forêt des animaux et des sapins. L’histoire se terminerait bien : il suffirait de suivre la pente, peut-être de déchausser pour finir skis sur l’épaule sur la route goudronnée. Mais hors cette déconvenue, rien ne menaçait et le plaisir mêlé de la découverte où la peur glaçait une sorte de solitude imprenable dont je restais grisée, la semaine suivante enfermée dans les salles de classe et encore aujourd’hui… Je ferme la porte et je roule vers les canaux. La ville ne dure qu’une seconde.
Le pont qui enjambe les rails sème le doute parmi les piétons et les cyclistes. Personne ne s’étonnerait qu’il s’effondre un jour ou l’autre, mais ce n’est qu’une pensée dans une trajectoire et personne non plus ne s’arrête pour bien prendre la mesure d’une possible catastrophe. Nous n’avons pas peur pour autant, pour si peu, à peine le léger frisson connu depuis l’enfance qui se convoque à plaisir avec la formulette « Et si… ». L’âge aidant, on raffine : « Si d’aventure… Si je vis assez longtemps ». Le frisson vient toujours, trace sa ligne de poudre des cervicales au sacrum et dynamite un instant le cours de la vie. Dans la mégapole de l’esprit, toutes les lumières s’éteignent en une fois, et après un bref concert de taules pliées et de hurlement, les sirènes se taisent, puis la lumière revient. Ça n’a duré qu’un instant. Il n’est pas question d’en parler avec la dame qui s’inquiète officiellement de me voir rouler sans casque. Elle affirme que l’accessoire est obligatoire et je la remets dans le droit chemin : pour les enfants, obligatoire pour les enfants, en France. Je ne dis pas que je roule pour sentir le vent dans mes cheveux, pour ne plus rien entendre d’autre que lui dans mes oreilles et sous mon crâne, que je lui appartiens comme une nymphe à son dieu père. Je m’enquiers plutôt de l’habitat de la dame. Elle vient du nouvel ensemble qui s’est construit sur la langue de terre qui sépare l’Escaut. Depuis qu’ils ont rasé la maison du bout du chemin, tout est pire, il n’y a plus de bout au chemin. Avant, il y avait la maison brûlée qui arrêtait le regard, à présent, on y voit jusqu’en Amérique. Et qui veut voir l’Amérique de nos jours ? On n’a plus besoin d’aller si loin pour savoir qu’il n’y a rien à voir qu’on n’a pas déjà vu. Mais ça fatigue, ce lointain à la porte de chez soi, conclut-elle dans un soupir. Sur ce, elle part vers la ville faire ses courses aidée d’un déambulateur à roulettes, signe d’une certaine intrépidité qui s’accommode mal de son anxiété proclamée pour le pont, les habitants et moi-même.
Je m’arrête sur l’autre rive pour voir la maison brûlée qui n’y est plus, avec un peu de recul. Bientôt, on passera la barrière et la piste commencera qui va jusqu’à la Belgique et jusqu’à la mer, c’est-à-dire loin, mais sans jamais quitter ce qui est mien et à quoi, j’appartiens. Encore un moment, je reste avec la ruine évanouie. Claude Régy avait acheté comme ça une ferme brûlée. Apercevant la grande carcasse noire sur la colline alors qu’il passait sur l’autoroute, il avait pris la première sortie et roulé jusqu’à la trouver. Elle était à vendre, pas bien cher j’imagine, il l’avait acheté pour la conserver ainsi. Il y venait pour y être. Pour penser. Pour faire ce qui ne peut se faire ailleurs que dans un squelette aux quatre vents. Je me figure qu’il devait s’y trouver comme à l’intérieur d’un dinosaure du Musée d’Histoire naturelle qu’on aurait transporté dans la Creuse… Un cimetière marin n’aurait pas si bien fait l’affaire : je ne l’imagine pas en homme d’eau et de sel. J’espère qu’il n’y aura personne dans les alentours de l’usine abandonnée. Je voudrais me retrouver seule avec elle, mais il y a toujours des promeneurs de chien, des gens qui courent pour garder la forme et des adolescents qui s’embrassent à pleine bouche sur cette partie du canal. L’usine est spectaculaire avec sa façade de métal rouillé taguée dans les grandes largeurs. Le toit est posé bien au-dessus, ménageant un grand espace par où s’échappent les bruits. L’arrière seul, qui donne sur l’Escaut est abandonné à la rouille. Le canal protège comme une douve du monstrueux métal qui se débat à l’intérieur. De loin j’aperçois les amoureux du jour, si compressés l’un à l’autre qu’ils ne font qu’un bloc presque immobile. Pas question de saluer ça ni de traîner devant l’usine. Un jour peut-être j’y serai seule comme Œdipe face au Sphinx. Aujourd’hui, ce sont les chemins jamais empruntés qui appellent. Ils réclament si fort que j’ai quitté la maison sans laisser de mot. L’usine se prolonge d’une barre de bureaux accolés à un immense hangar qui prolonge en L la grosse tête de pont qui mord la rive. Si les ateliers travaillent encore, l’empilement des fenêtres rectangulaires des bureaux n’en laisse voir aucune qui ne soit crevée. La végétation a repris ses droits et compose dans cet ordre qui nous échappe quelque chose de très gai, avec une ponctuation de gerbes jaunes. Je pourrai venir me cacher là. Une vie pourrait s’y bricoler, s’y inventer. C’est un scénario catastrophe qui fait de la place pour la joie imprenable du soleil sur le visage. Je pourrai venir me cacher dans le texte de cette histoire, un jour où il fera trop froid, trop peur, un jour sans bicyclette, sans amour, sans porte de la cuisine, sans jardin à mon retour.
Le canal est à ras bord. Le reflet du ciel et des arbres tourne au vertige. Vient alors cette portion de route préférée : le chemin jamais tout à fait sec sous les arbres accompagne chaque tour de roue d’un petit bruit émietté de gravier, les taches de soleil qui marbrent le sol donnent l’impression d’une coulisse, où je passerais légère, insoupçonnée, sans importance au spectacle qui se joue là. Je ne ralentis pas pour autant, il y a dans ce périple qui m’a prise au dépourvu, des rendez-vous auxquels je ne peux manquer. L’exploration des chemins moindres, ces méandres appellent à sortir de la routine des balades familières. Ils disent à bas bruit mon nom secret depuis le premier jour ici. L’eau qui de toutes parts abonde a détourné mon cœur des montagnes pour me faire sujette de ce plat pays. S’il y avait lieu de changer de nationalité, je le ferais, mais rien d’aussi officiel n’est requis. Comment se faire adopter par les chemins, les canaux, les ciels identiques à ceux qui se laissaient peindre par les maîtres flamands voilà des siècles de cela ? Où s’agit-il plus encore de me fondre dans le reflet de l’eau ? Je change de rive, celle-ci est interrompue par une réserve de grands conteneurs qu’on charge sur les péniches. Ce sont des pierres d’une autre sorte : même leurs couleurs criardes ne parviennent pas à les désolidariser de cette terre où tout porte la marque du travail et du sempiternel retour des oiseaux. Les dernières mines ont fermé dans les années 80. Certaines ont été effondrées pour laisser place à de vastes étangs regagnés par les roseaux, les joncs et les oies sauvages. Les arbres puissants ne prennent pas la peine d’enterrer leurs racines : elle trempent directement dans l’eau et l’on croit les entendre siroter sans reprendre souffle avec un bruit de paille. Après le quai des conteneurs, on devine déjà la casse des déchets métalliques. Les grues sont arrêtées pourtant, mais le canal porte loin le miroitement des collines d’aluminium. L’entreprise de recyclage à un nom prospère auquel est adjoint sur la façade « environnement » en lettres blanches sous la ligne rouge et dans cet instant, on se demande pourquoi convoquer ce mot, depuis quand ne va-t-il plus de soi ? Je bifurque sur ce petit chemin peu engageant que j’ai repéré et négligé depuis trop longtemps. La terre est noire par endroit, comme après un feu, ça et là, quelques éclats de verres brisés, mais rien d’ouvertement terrible. Un type peu amène avec un chien semble surpris de me voir l’emprunter et plus encore de mon salut au passage. Je m’engage dans un sous-bois et très vite, sur deux gros rochers une flèche peinte en jaune fluo m’attire l’œil. Autant pour l’exploration, le chemin est balisé à sa manière. Il faut se glisser entre les rochers pour passer. Ils tiennent à l’écart les petites mobylettes qui insistent pour emprunter les routes de sables. S’immiscer entre ces deux rochers qui ne m’arrivent pas à la taille provoque un trouble indéfinissable, profond, archaïque. L’image convoquée par Tolkien des rois de pierre gardant l’entrée nord du Lac des brumes froides ne le tient en respect qu’un instant et la coulure fluorescente l’accentue au point de marquer le passage d’une importance démesurée. La solitude avive la perception des couleurs, des formes, du visible et de l’invisible. On croit entendre la vie dans le moindre froissement de feuilles, le poisson sous la roche et, aussi nettement, le souffle d’un air différent — nouveau. On croit. Seul, on se laisse aller à croire, à moins qu’on ne soit simplement plus à même de contenir ce débordement, la frontière du corps s’efface, tout peut advenir, on est dans le secret des dieux, on le traverse sans y rien comprendre, mais sans plus prétendre qu’il n’existe pas. Pour ce qui est des dieux eux-mêmes, ils sont trop profondément enfouis en deçà de l’occupation des sols, mais de leur secret, on peut encore jurer. La bicyclette passe tout juste et moi à sa suite, pour une fois adroite, attentive à ne pas effleurer les parois de roche. Et là encore, en dépit de la brièveté de ce passage, on suit un canyon, des heures de travail, dont on aurait pu ne pas sortir vivante. Le sous-bois gagne en mystères d’être ainsi protégé. On avance, initié, et puis trop vite, une clairière de terre noire. La flèche fluorescente annonçait le vert de l’herbe presque chimique, et surtout qu’il y avait là quelque chose d’humain, de secret et de magique comme un cercle de menhir et voilà en contrebas un étang de silence, entouré de pêcheurs immobiles. Le bruit des roues sur les gravillons se répercute sur toutes les surfaces en une monstrueuse indiscrétion. Les têtes se tournent, pétrifiantes. Se déplacer est déplacé. J’hésite à mettre pied à terre. Si je m’asseyais, peut-être m’oublierait-on. Manger une pomme ici semble impensable. Je file à regret vers le sous-bois, espérant échapper à ce dossard de mauvais coucheur qui s’épingle sur ma parka et la traverse jusqu’aux os. La route est bouchée par un camion de pompiers jaune fluorescent. On ne passe pas, il y a eu un petit feu, ce n’est rien prévient l’homme, jaune également. Je remonte le chemin de terril jusqu’à trouver un autre moyen de quitter l’étang. La pente est raide et débouche sur un petit pré ensauvagé où la végétation aurait poussé sèche d’avance. Au loin, de grands pylônes électriques complètent ce tableau étrangement familier. Paysage avec figures absentes. Tranquille apocalypse. Le revers du monde. Un titre à chaque tour de roue sur l’étroit sentier. Un lapin traverse et se cache à mon approche, avant de décider que ma présence n’a aucune importance. Il m’ouvre longtemps la route avant de s’arrêter net, de profil sur ces pattes arrière. Il est arrivé chez lui. Il hésite à dévoiler l’entrée du terrier. Je ralentis. Il se souvient que je ne suis rien et saute dans les ronces. Il a disparu. L’histoire me revient de ce disciple qui se désole des traces qu’il laisse dans la neige fraîche. Il multiplie les tentatives de les effacer, aggravant les signes de sa présence. Le maître s’amuse de le voir faire au loin. Il n’a pas oublié, lui, que bientôt ce serait le printemps.
Ce n’est qu’un détour, il s’inscrit dans une durée autre, parallèle. Il pourrait ne plus rien rester de ce que j’ai connu, de nous autres quand je rattraperai la route qui mène à la ville. Juste avant l’embranchement, un cercle de suie autour des restes de cuivres et de plastiques bleu électrique de ce qui aura brûlé là, une autre fois, un autre petit feu… Plus tôt dans la saison, il y avait eu une carcasse de voiture au bout d’un chemin donnant sur le canal. Elle faisait l’effet d’un autel. Offrandes des vapeurs de sièges fondus et d’essence. Il n’en reste plus que des graviers de verre et la trace noircie.
C’est peu après que je suis partie en vrille. Le vertige des forêts de neige. Plus de routes familières, d’embranchements repérés, de chemins reconnus, reste le sens vague de l’orientation des cours d’eau, impérativement requis par l’eau plus grande. Il arrive que certains ruisseaux se perdent, des sources disparaissent dans la mollesse d’un pré, s’amenuisent dans la canicule d’un été bon qu’à voir des enfants se faire enlever, dans la sécheresse d’un cœur. En remontant vers le bourg dont le clocher fait signe, pas une âme. Suivre à rebours la voie du tram qui à tout instant pourrait surgir d’un grand virage masqué par les arbres efface les années qui séparaient des jeux d’Indiens, de Tom Sawyer, de l’Amérique des chemins de fer. Le danger idiot, le risque inutile avec son gros visage de clown du train fantôme rappellent un frisson très ancien. En apparence, ce n’est rien, et pourtant une ligne est franchie qui avive et invite aux prochaines transgressions. Qui m’a dit récemment que l’annulation était addictive ? Ou était-ce le renoncement ? Les rails s’enfoncent dans une forêt à l’envers. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir vue jamais, et pourtant je me suis déjà assise dans ce tram pour ce même trajet… Qui m’a dit que les poissons ne voyaient pas l’eau ? Le récit des maîtres et des poissons m’est-il parvenu pendant la même conversation ? L’ai-je lu ? Je n’y vois presque plus alors que la voie est parfaitement élaguée. Les pensées fusent avec un bruit qui couvrira celui presque lisse du tram. J’étais assise dans le métro, je lisais un livre de Simon Leys et Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa : « Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! » Hui Zi objecta : « Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les poissons sont heureux ?
— Vous n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ?
— Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux.
— Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m’avez demandé “d’où tenez-vous que les poissons sont heureux” la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le sais
— Eh bien, je le sais du haut du pont. »
Aucun tram n’est apparu devant ni derrière et finalement la route de bitume qui flanque les rails en traversant les villes qui se succèdent reprend la main d’un coup, si droite qu’elle ne va jamais finir et renvoie les minutes précédentes de longues années en arrière, aux jeux d’enfance auxquelles elles appartenaient. Elle est tentante avec son glacis d’argent sous le soleil qui lustre deux traces parfaitement parallèles. Il n’y a plus rien à savoir que la lumière. Plus qu’à la suivre, en fermant les yeux à demi sous sa bénédiction réfléchie qui gomme les fissures, la pauvreté et la saleté qui ne partirait pas avec la meilleure volonté du monde. Tout est pardonné, effacé, remis. Tout est lavé jusqu’à l’os, irrémédiablement irradié, beau sans plus d’attache et c’est sans doute pour cela que le campement apparaît un instant dans l’œil en retard. Les toits des caravanes, les paraboles qui dépassent des murs d’enceinte en parpaing de béton. Va, va dans les bois. Je quitte cette aube pour le premier chemin de treillis qui s’ouvre à main gauche. Les motos l’ont creusé d’ornières d’où la boue jamais ne sèche tant le feuillage est serré et bas. Des poubelles éventrées dans les fossés, sort l’archaïque peur du loup. La sonnette du vélo me devance, imprudemment rouge et naïve avec sa rondeur enfantine. Les muscles tirent, les os des hanches geignent, une nouvelle carcasse calcinée obnubile le regard. Tout au fond de toi, tu sais que c’est la première, l’originelle de cette série de sacrifices. Les hurlements alors, dans le bois, au cœur des arbres glacent la dérisoire enveloppe du petit coupe-vent et l’émiettent dans le souffle des moteurs trafiqués. Ils sont deux qui viennent, les jeunes loups, tignasses hirsutes, peints de boue, la suie monte des chausses sur leurs jeans lacérés. Ils foncent droit sans se préoccuper des herbivores, en laissant derrière eux une trace d’essence qui soulève l’estomac comme un poison. La peur tient bien longtemps après que leur odeur et leur bruit ont disparu. Il faudrait retrouver la voie verte, mais elle ne se ressemble plus. Ce pont de pierre n’a pas surgi dans la nuit, ni l’embranchement de cette voie rapide dont les travaux bloquent le passage depuis plus de deux ans, et ces barrières pour prévenir le passage des motos quand les a-t-on déposées dans le bas-côté ? La nature est sa propre sœur, il ne lui reste plus qu’une ressemblance, mais les traits familiers sont floutés, détournés, autres. Si j’étais enfant encore, je pleurerais sans savoir pourquoi. Au lieu de cela, j’avance avec fatigue, avec raison, sans renoncer à reconnaître enfin un bosquet, un pré, un chat. Ils sont trois d’ordinaire qui ponctuent la route vers la Belgique ou son retour. Un noir, un roux et un blanc. Avec tous ces détours, je n’en ai vu aucun et j’ai l’impression bête d’avoir manqué à un ordre, dérangé quelque chose sans le comprendre, mis en action un mouvement invisible encore, mais fatal.
Beaucoup de similitude dans les impressions de déambulation récoltées dans des souvenirs d’enfance ( la tienne ?). Une écriture virevoltante pour arriver jusqu’à la ville et aujourd’hui. Cette compression des images n’est pas sans effet narratif qui exprime la fuite du temps et la dilatation de l’espace. A ski ou à pied, la vie prend des allures de Lapin pressé dans Alice. Cette carcasse de bagnole calcinée est une énigme au début de ton texte, et j’aurais envie qu’elle raconte son histoire. Mais rien n’est obligé… En lisant ton livre rouge, je ressens les mêmes sensations étranges. Ton univers est rempli d’histoires, de vocabulaire inattendu et de ressources imaginaires qui m’obligent à me lester dans une compréhension immédiate et impérieuse… Et pourtant, il est enivrant de goûter à ton écriture à l’hélium…
Merci Marie-Thérèse pour ton œil juste. Je réalise ce cycle sous la forme nouvelle. J’ajouterai au texte et on saura bientôt l’affaire de la bagnole cramée. Elle brûle au croisement de la route Obiégly et Dutrait. Après, c’est la rentrée et j’écris vite, en espérant pouvoir déployer certaines phrases, certaines phases, un jour, plus tard, bientôt… Contente de te voir de retour.
Mes souvenirs de jardins, ceux d’enfance sont de jeux surtout et d’imaginaire.
J’aime en particulier « C’est, je crois qu’il n’y a pas de jardin, seulement des recoins d’un même tissu immense », ce qui ouvre précisement le champ de l’imagination
merci – aimé les jardins (beaucoup les ai sentis) – aimé le vent dans les cheveux
et non je ne vois pas non plus Peguy en homme d’eau et de sel
mais j’aime dériver à ta suite
aimerais tant lire la suite, quitte à sentir le vertige des forêts de neige