#écopoétique #01 | La route des Flandres

Dernier texte, je vous quitte… à pied

1  /  Monter Cassel

“ De toute façon, y faut monter Cassel”

Je suis à la gare de Cassel. Si j’en crois la pancarte SNCF.

Une guérite, un bunker de ciment brut abondamment graffité. Il abrite un distributeur de billets rouge et bleu.

Personne.

Personne d’autre n’est descendu.

En face, un bar-tabac-journaux. Sombre. Sans doute fermé.

C’est ouvert.

Deux clients face à leurs chopes.

Derrière le comptoir, elle se sert un verre de limonade.

“De toute façon, y faut monter Cassel”

C’est un des hommes, coiffé court, qui répond à ma question.

– Vous connaissez le gîte rural de madame Woestland (je prononce Vestland) ?

– Ah oui, madame Woestland (il dit oueste(r)land et je me rappelle la vieille Léa qui parlait d’un “ouagon” ). C’est une ferme, près de ma campagne, en somme. Mais c’est que vous êtes à pied. Alors vous allez monter Cassel, tout droit jusqu’à une espèce de château. Sur la droite… là il y a des pancartes pour le gîte rural, sur la gauche.

Vous dites merci, au-revoir. Vous pensez vaguement que le type :….”dans un quart d’heure je monte là-haut, je vous emmène, une petite bière en attendant…”

Puis vous revoyez la scène et vous vous dites que c’est pour la blonde au verre de limonade qu’ils étaient là tous les deux, pas question de lâcher le terrain, de laisser le champ libre, les marcheurs du train de Hazebrouk iront marcher, ils sont venus pour cela.

Il fait encore jour, c’est un plaisir, la côte n’est pas bien méchante ; je n’ai sur le dos qu’un petit sac – imperméable, bouquins, un couteau, peut-être. Plus ça monte, plus les arbres, les haies, toute une blancheur fleurie de merisiers, d’aubépins, de prunelles, font oublier la plaine coupée par le train au milieu des briques et de blés en herbe sale. La montée douce est plus attirante que le plat, elle permet de doser son effort, de sentir que les muscles, le souffle, la volonté, décident ensemble où se pose le pied et de combien ploie le genou. Rien à voir avec la griserie d’une descente qui vous aspire avant de vous tordre les jambes de vous meurtrir les orteils et de cogner dans la colonne vertébrale jusqu’aux cervicales.

Je passe un parc clos de hauts murs, les arbres laissent couler leurs fleurs sur la chaussée; je monte à gauche, sagesse piétonnière sur les grandes routes. Affronter la circulation de face. Rares voitures, danger zéro, temps sec. Cheminer à droite inciterait peut-être un conducteur à s’arrêter. Rêve, mon petit bonhomme, rêve…Ça m’est arrivé plusieurs fois, en Espagne, au pays Basque. On m’avait pris pour un pèlerin de St Jacques. Il y a longtemps…

En quittant la plaine, j’ai vu l’indication “Oxelaere centre”  ;  une petite comptine vient rythmer mon allure : “Oxelaere, accélère, Oxelaere, accélère…” Ça devient vite une scie, j’ai du mal à la renvoyer au néant.

Après le parc – était-ce le château annoncé ? – une flèche pour le gîte rural n°1770, à gauche. Déjà arrivé ? J’ai de sérieux doutes. Une ferme, un pavillon de briques de belle venue, grandes fenêtres. Sur la façade, deux têtes de lion en faïence bleue. Violence des couleurs, bleu profond, violence du fauve en médaillon. Le lion emblème de la Flandre au regard de feu. Décor de céramique – écho de l’Espagne et des azulejos ? – d’une puissance terrible.

Dans le jardin, trois personnes travaillent à réparer un tunnel de plastique. J’interroge le garçon. Il consulte, dans la serre, quelqu’un que je ne vois pas. “Alors, qu’est-ce que je lui dis ?” Une femme sort du tunnel. Petite personne aux cheveux courts, les yeux pétillants, le bleu des lions sur la brique des joues.

Elle me reprend : ”madame Ouesterland ! oui, oui attendez ? Vous connaissez par ici ? Il faut monter Cassel, traverser toute la ville, descendre sur la droite et vous verrez le panneau du gîte sur la gauche.

– C’est une maison ?

– Non, c’est une ferme, vous savez, on a construit beaucoup de maisons neuves par là, il faut aller jusqu’au bout de la route”

Au fond cela ne me déplaît pas de repartir, de continuer l’entraînement en vue de l’effort du lendemain. Je repasse sous les mufles avides des lions. Leurs frères en sauvagerie sont au fronton d’un autre pavillon, jumeau du premier. Dernières dépendances d’un ancien domaine, à moins que… toute maison de ce coin de Flandre qu’on se disputait à chaque conflit, n’affiche ainsi sa détermination farouche à résister. Couper devant les lions, c’est franchir les limites d’un territoire où tout devient possible à ceux qui ont passé par leurs mâchoires formidables.

Je montais au milieu des arbres ; la route avait coupé le Chemin du Prince Weg- qui se cache derrière un tel patronyme ?- la route du Coq de Paille – où vont-ils chercher cela ?-, la route d’Hazebrouk, celle de Sainte Marie Cappel pour atteindre enfin la pancarte officielle CASSEL. J’y suis, j’ai monté la butte-témoin. Le bourg ne se livre pas pour autant, malgré quelques annonces commerciales à l’entrée. “La taverne flamande – Spécialités flamandes ( c’est la moindre des choses ), “La haute Brasserie, terrasse avec vue panoramique “, “ Marbrerie – Pompes funèbres – Yves Naels. Monuments en granit de 1er  choix” (dommage que je n’aime pas le granit poli, j’aurais passé commande).

Je passe devant le G.Q.G. de Foch, Joffre, Haig et Sa Majesté le Roi des Belges (Léopold, Albert ?). Les murs ne nous diront pas les empoignades dont ils ont été témoins. Seuls manquent Pétain, Clémenceau et le vieux parisien de cœur, Edouard le Septième. Le front s’était déplacé vers l’est… Cassel, forteresse naturelle ; les rues enserrent le château dont je ne verrai rien (est-il détruit ?). Les rues et les places portent des noms de généraux, de maréchaux. La rue des remparts témoigne d’un passé militaire dont j’ai honte d’ignorer les détails.

Sur la grand-place, vers le restaurant Le Sauvage ( d’où sort-il, celui-là ?  Est-ce un nom propre comme celui de la chanteuse, la grande Catherine ? Ou bien désigne-t-il une horde comme celles des ballets emplumés au temps de Lulli et Rameau ?), j’avise un bar ouvert.

– “ Vous connaissez le gîte rural de madame Ouesterland ?( Parlons local !)

– Oh vous savez, nous venons juste d’emménager, d’ailleurs, regardez, les travaux ne sont pas finis ; en fait, nous ne sommes pas ouverts.”

Un jeune couple qui ne semble pas du métier, sorte de “retour à la terre” pour fils d’industriels, de brasseurs, ou de patron de presse. Trop bien mis, trop tendres pour la limonade. Lui est en blazer, elle en jupe plissée au milieu des placoplâtres, des seaux de peinture.

– Allez demander à Denis, il connaît tout, il est du pays. Le bar Au Lion des Flandres, cinquante mètres plus loin.

Je me remets entre les dents de la bête aux crocs bleutés, ce qui n’est pas pour me déplaire.

Je découvre Denis dans son estaminet gris perle. Lui aussi paraît fermé mais il n’en est rien. Ce café est un havre où il ferait bon s’arrêter une heure pour rien, comme cela, pour déguster une Gueuze ou une Jenlain.

J’ai enfin trouvé le personnage pivot de cette histoire qui ne fait que commencer. C’est vers lui que montent les routes d’Oxelaëre, d’Hazebrouk, les chemins du Staek Houver ou du Herk Hof. Si seulement je pouvais comprendre cette langue de rugosités, de douceurs… autant de reliefs pour accidenter la plaine.

Denis va jusqu’à me dessiner un plan. Il me suggère de couper les lacets de la route de Dunkerque en descendant le Chemin Tourniquet, “ Attention, il est raide !” Il a trouvé le numéro de téléphone de madame W. dans un répertoire de gîtes ruraux et le note sur mon calepin. Nous nous quittons les meilleurs amis du monde. 

2  /  A table

“ – Et en Thaïlande, vous pouvez pas savoir comme ils sont pauvres, en Thaïlande.

– Moins qu’en Égypte, André, rappelle-toi, l’Egypte, c’est la misère. “

Ils sont allés partout, cela paraît insensé. Depuis ce coin des Flandres apaisé après l’horreur des guerres, ces paysans ont couru le monde entier. L’argent que leurs parents et grands-parents n’osaient pas gâcher dans une livre de café – la chicorée, on s’habitue -, ils n’ont pas hésité à le dépenser en voyages, hôtels et souvenirs. La Thaïlande, l’Egypte, le Salvador et le Nicaragua, la Turquie – une promenade – et Israël, tout cela dit sans façons,  modestes, ils connaissent le monde.

Le dîner fait partie du contrat, la table est dressée, petits plats dans les grands, deux verres et deux assiettes, des fleurs ; une ferme où l’on sait recevoir. Des couverts, il y en a six. On attend donc d’autres invités, d’autres locataires. L’apéritif-gâteaux secs commence à coller au palais, la bière terminée, on n’ose prendre une initiative. Le temps s’écoule en aller-retours de la grande pendule comtoise marquetée.

Ils arrivent tout rougissants de hâte et de vent. Cramoisies, les pommettes  de la jeune blonde ; plus sombres, les joues de son compagnon, aux cheveux bien coupés.

Voilà, les “professionnels” sont parmi nous, madame Westland peut servir.

Alan et moi, étonnés, curieux ; je sens que les mêmes questions se posent ; les poserons-nous ?

D’où viennent-ils, que font-ils ? Communication, publicité, accueil et marketing, vente de surfaces à paysager, recrutement en ressources humaines  ?

On pourrait les voir dans CAPITAL MANAGEMENT, dans ELLE, mais pourquoi pas dans MAISONS ET JARDINS ? Lisses et décoratifs, interchangeables et vivant au rythme du business.

Quelques présentations rapides n’ont pas permis de comprendre pourquoi ils sont logés ici pour six mois. Il s’agit de développement régional, mais lequel ? Celui d’une firme qui les a chargés de “créer” une clientèle, d’enquêter  sur des potentialités : “ Le téléphone portable en milieu rural”, ou “L’Internet, facteur de recomposition d’un espace en reconversion rapide : l’ancien pays minier “

Ils sont charmants et amoureux. C’est visible, touchant, rayonnant. Depuis qu’ils sont entrés, des corpuscules de bonheur diffusent dans la pièce. Nous recevons en plein cortex un flot de paillettes ondulantes satellisées ; par leurs regards, leurs gestes, leurs paroles. Étranges voyeurs, nous basculons dans la niaiserie d’un feuilleton pour adolescents.

Ces jeunes gagneurs nous lancent un message.

“ Regardez-nous ! Quelle santé ! l’amour et la nouvelle économie, c’est sérieux, autre chose qu’une marche le long de la méridienne de France.

Encore cinq ans de galère en province et… à nous deux Paris !

Pourquoi n’aurions-nous pas notre part du gâteau, tout de suite !

On en bavera, on marchera un peu sur la tête des copains, mais notre amour est plus fort et le second marché plein de promesses !

Nous n’en saurons guère plus sur leurs grands projets. Poupée Barbie et Superman iront se coucher tôt ; demain est une rude journée pour les affaires et ils comptent bien dépasser leurs objectifs.

Un peu assommés par les vins, nous aurions envie de finir la soirée au coin du feu, avec les deux paysans globe trotters, au milieu des meubles cossus et cirés, bien protégés du vent et de la brume par les murs épais, laisser filer une conversation qui s’effilocherait jusqu’à nous faire oublier pourquoi nous sommes ici, avachis dans de bons fauteuils, un petit verre de genièvre à la main.

Le lion des Flandres aime le confort.

Ce sont les douleurs aux genoux d’Alan et mon activisme habituel qui nous rappellent à l’ordre. Dormir, récupérer des forces pour l’utopie péripatéticienne du lendemain !

Come on, chillun, let’s go to sleep !

3   /  La route

Le soleil ne durera pas. Trop de pluies depuis une semaine ont saturé  d’humidité l’atmosphère. Il faudra plusieurs jours pour évacuer ce trop plein de brumes et de nuages. L’orage est plus probable, avec retour des pluies, saturation, et ainsi de suite.

Encore bien loin d’Hazebrouk, des trombes roulent sur nos maigres anoraks, font ruisseler un jus glacé sur nos pantalons, bientôt transformés en serpillières, et jusque dans nos chaussures.

Une première question se pose : “ Pourquoi ? Pourquoi être venu ?”

Le temps ne manque pas pour chercher une réponse. Hazebrouk à six kilomètres, soit environ deux heures pour trouver une bonne raison. Au départ, on imagine un côté sportif, un défi aux tour operators : “Assez des Seychelles, des lagons, des cocotiers sur sable blanc ! Venez marcher avec nous au milieu des terrils, sur les crassiers des mines abandonnées ; venez errer sur les routes de la Flandre monotone. “

N’empêche, on ne se voit pas sous la pluie tenace, sous la drache.

Sous un ciel gris d’accord, nuancé de sombre jusqu’au noir à la rigueur, comme ceux des peintres, des poètes. Un ciel Bernanosien ou Turneresque.

On dit qu’on trouve son moi profond dans le désert, au cœur de l’immensité nue ; ô combien plus risqué sur les pavés du Nord.

Tenue de pêcheur recommandée aux frileux ; rhumatisants et arthritiques s’abstenir !

C’est la pube que ne m’a pas envoyée Alan pour susciter mon enthousiasme. Nous avons plutôt vu le côté moules, bière et frites juteuses à l’étape, bonne fatigue, parole flottante et libre pendant la marche, comme une rythmique sûre libère l’improvisateur.

Qu’est-ce qu’il me dit ?

Un camion arrive. Oui, bon d’accord, marchons côté gauche. Il klaxonne, routier hilare, jamais imaginé deux paumés pareils, non, pas possible. Il ne va pas trop vite pourtant… nous prend peut-être pour des filles qui pourraient monter dégouliner dans sa cabine, au chaud, en écoutant les pubes d’une radio locale : “ Comment, vous n’avez pas encore votre portable, plus petit qu’une carte de crédit  ? “

Une gerbe d’eau nous cisaille les mollets. Au loin déjà le cul rouge du camion.

Babouin !!!

Le lion des Flandres sait aussi distribuer des coups de griffes, la grêle, par rafales, nous lacère le visage. Nous baissons la tête; Alan, qui n’a pas de capuche, accepte mon chapeau. Ça descend dans le cou, jusqu’à la taille, au slip, pour bain de siège.

Nous cheminons sur un canal, nous marchons sur les eaux, miracle ! Grêlons qui flottent quelques instants, disparaissent. Route bordée de grands fossés, tout un flot que la plaine devra absorber, où est la pente ? “ Nous passons la ligne de partage des eaux “ disait ma grand-mère. J’écarquillais les yeux, cherchais une marque, un signe. Pour nous, sur cette route, les eaux sont sans partage, nous ne saurions les perdre… Encore une formule qui m’intriguait beaucoup : “ Elle a perdu les eaux… est-ce qu’elle a perdu les eaux ? “.

J’ignorais être né de ces eaux là, de ce lac que moi aussi j’ai dû me résigner à perdre pour émerger à la surface du monde dans ses lignes, méridiens, parallèles, frontières.

La France dans ses frontières naturelles. Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées. Ici c’est la Flandre tranquille, la plaine et ses montagnes – après le mont Cassel, seuls quelques terrils lointains montent la garde – pas de fleuve mais le minuscule Quiévrain. « Outre Quiévrain » comme disent les journalistes sportifs pour parler de la douce Belgique.

La Grande Bretagne est mieux dotée, la mer partout, jamais envahie depuis les Normands, les Nordmans. C’est ce que j’explique à Alan. Il me rappelle que son île est le but de tous les clandestins du monde. Les voilà, les modernes envahisseurs, sans V1 ni V2, seuls les camions franchissent la Manche et débarquent leur chair à usine venue du Kurdistan, poussée par les Turcs, ou de la lointaine Chine. Tant pis si certains restent coincés dans des containers hermétiquement clos ; les passeurs ont aussi leurs petits ennuis…

“ T’as pas faim ?”

J’ai les Fisherman’s special. Des bonbons qui sentent la menthe et le coaltar. On extrait de l’emballage les précieuses pastilles. Bon pour le moral. Je préférerais du café brûlant. Pas prévu de thermos ; équipement minimum.

– On se paiera un déjeuner à Hazebrouk

– Oui, je pense à des moules, une cuvette pleine, avec frites et bière.

Des constructions apparaissent au loin. Le soleil, …., vient de percer entre deux nuages, il insiste juste assez pour faire fumer le territoire. Brume flamande qui nous entoure, une vapeur timide se dégage de nos frusques saturées. Cela me rappelle un film tragi comique sur la guerre : “Adémaï dans les polders”. Tout se passait dans le brouillard, si pratique pour créer qui proquo et surprises (sans doute Bourvil ?)

– Je vois ton aura !

– Moi j’ai toujours vu la tienne !

J’ai même la vision fugace d’un petit arc-en-ciel qui nous escorte. Clochards célestes, Kérouac ne croyait pas si bien dire ! Il suffirait, à la gare d’Hazebrouk, de sauter sur une plate-forme, dans un wagon (prononcer ouagon) de marchandises, de déployer les duvets et dormir… jusqu’à San Francisco. C’était plus facile en Californie, j’aurais voulu les voir Jack, Gary ou Neal dans les plaines du Pas de Calais ! La littérature y aurait-elle perdu ? Ils seraient descendus vers la Méditerranée, terminus Tanger, chez W.B, ses tubes de vaseline et ses petites seringues…

On approche, on n’approche pas, la brume fait flotter cette ville qui sous nos yeux se dérobe au gré des nuages effilochés. Mirage… Pour la deuxième fois, je pense au désert, image des Dupond Dupont dans leur jeep. Hergé, R.G., Renseignements Généraux.

Nous observent, pas de doute. En une heure de marche, nous avons changé de classe sociale. Suspect, non ? Aux yeux de l’autre, notre présence mobile insolite et déplacée ne peut s’expliquer que par l’obligation. Nous n’avons rien des marcheurs fluorescents, bronzés trekking, rayonnants de santé, équipés par le Vieux Campeur de tenues à l’épreuve des neiges de l’Annapurna ou des blizzards canadiens. Nous ne sommes pas habillés des tenues de plastique souple, jaune, bleu, orange, lumineuses qui manifestent le routard moderne. Nous marchons un mardi, ou un jeudi, milieu de semaine, quand chacun s’affaire à produire ou consommer, selon le rite imposé. Nous sommes ipso facto des déclassés contraints au changement de quartier pour cause de chômage, expulsion, que la faim pourrait pousser à quelque extrémité. Quelle peut être la destination de telles épaves ? Un squatt au parquet moisi, puant l’urine et le vieux clope ; le dépôt de gendarmerie – osera-t-elle seulement nous interpeller, voire nous embarquer, ruisselants dans son fourgon bien chauffé ? – ; une gare où nous hanterons, la bouteille à la main, la conscience de nos concitoyens ? On nous voit, de préférence, rouler dans un fossé pour un temps de repos, hallucinés de vin rouge et, saisis par le froid, dire un dernier ciao à cette glèbe où nous nous enfouissons déjà. Nous sommes donc devenus S.D.F. De la catégorie nomade, qui n’ose même pas lever le pouce pour faire de l’auto stop.

Dans les deux ou trois villages traversés, les maisons à colombages sont entourées de pelouses bien tondues, des petits bistrots – ici, encore vivace, l’estaminet – proposent cafés et tartines. Nous avançons. Pas d’autre piéton en vue. Les rares clients stoppent leur voiture à la hâte, obstruent le trottoir pour ouvrir au ras de la boulangerie ou du marchand de journaux, surtout ne pas se mouiller. Hantise de l’eau ! La pluie dangereuse ! Pluie égal froid égal toux, égal grippe et depuis des années égal radioactivité hé hé hé. Tchernobyl et consorts. Pluie égal terre lissée jusqu’à son ardoise, ouverte sans haie ni taillis, jusqu’aux petits volcans dont le feu intérieur embrase parfois le cœur de vieille houille et rappelle aux mineurs qu’ils descendaient casqués pour produire des montagnes.

Les mines et leur charbon oublié, restent les terrils. Des multitudes d’hommes, d’enfants, de chevaux pour créer, seau à seau, benne à benne, les montagnettes d’un pays en manque de relief. Les cônes de terre gagnés par une végétation prudente, parcimonieuse, deviennent terrains d’aventure. Il paraît même qu’on y installe des pistes de ski. On y verra un jour une descente olympique… qui sait ? Neige sur résidu de charbon, neige en deuil comme dit l’autre, télévision en blanc et noir.

Un pavillon en brique, puis deux, puis un lotissement, ça ressemble de plus en plus à une entrée de ville. Discrète, toutefois. Pas de centre commercial aux panneaux publicitaires ravageurs de paysage. Nous arrivons de Cassel, petit bourg, les supermarché sont ailleurs, au bord des routes principales, nul doute qu’ils soient là.

Notre progression en ville nous range encore plus clairement chez les S.D.F.. Nous séchons, certes, à vue d’oeil, mais c’est cette vapeur même qui nous dénonce au pékin en route vers son boulot – ou l’ANPE. Qu’est-ce que c’est que ces types tout trempés ? Ont passé la nuit dehors. Donc déclassés sans toit, sans loi ? Alors nous rasons les murs, quelle expérience étrange ! Je m’habille moyen, je me rase, je me coiffe, je me verse un seau d’eau sur la tête, je deviens autre, l’autre absolu. Il paraît qu’en Thaïlande, il existe une fête de l’eau. On pratique l’aspersion collective et réciproque comme un jeu du plus frais comique, du plus doux plaisir !

La ville nous renvoie cette image dans chaque visage, chaque regard croisé. Plus violent que la route où les automobilistes nous découvraient dans leurs essuie-glaces et ajoutaient une gerbe d’eau à celle tombant du ciel. Des Thaïlandais… il y en a partout !

4  /  Hazebrouk, une ville

Ce pourrait être le titre d’un roman de Duras, ou d’un film sur la condition du chômeur nordiste. Entre Rosetta et La vie rêvée des Anges. Zonca, Stephen Frears, Dardennes, ça leur plairait comme décor, les rues sans couleur, sans rien pour mettre en valeur les briques rongées par la suie des cheminées, suintantes de coulures charbonnées. Noirceur Sur La Lis, nom d’une ville du Nord, je ne sais où. Le charbon posé sur la blanche fleur, avec quelque chose de moralement liquide : noirceur couleur de l’âme.

Hazebrouk, ville qui souffre, qui a été bombardée pendant toutes les guerres, détruite et reconstruite à la hâte.

J’ai tendance à écrire “Hazebrook”, le ruisseau brumeux. Est-ce le sens, ici, en Flandre ? Ou bien le ruisseau des noisetiers ? En Français, le nom est dur, mais je le crois plutôt doux dans un parler du Nord.

Ce pourrait être aussi le bourg brumeux ou le bourg aux noisetiers, sorte de “Hazeborough”, prononcé à la française, comme nous disons “Malbrouk” dans la chanson célèbre.

Il faut laisser flotter le sens, comme flotte cette brume qui nous accompagnait et persiste avec le retour du soleil.

Hazebrouk, une ville comme les autres. Quelques clochers émergent, une ville ancienne doit subsister, qui inviterait à la flânerie, mais notre condition de SDF humides nous interdit le tourisme. Un but, la gare, par où regagner nos vies antérieures et mettre fin à l’équivoque.

Il nous faut progresser en ignorant les panneaux indicateurs destinés aux automobilistes, mais en tenant vaguement compte de leurs inscriptions. On traverse des rues, on navigue à vue, guidé par les bruits, par la topographie. On cherche le talus d’une voie surélevée, ou la tranchée, porteuse de rails. Le moindre crissement annonce les freins d’une motrice. Demander un renseignement, difficile avec nos dégaines qui fleurent l’à-peu-près, le faisandé. Nous finissons par nous conformer à ce qui semble l’itinéraire du plus grand nombre. Tropisme SNCF, pas d’erreur possible. Sinon, où iraient-ils quand les bureaux se vident ? Ici, pas de tour, de gratte-ciel, chacun regagne son pavillon-jardinet, gravillon-barbecue, cabillaud-riz-complet…

La voilà !

Triste et rouge, petite et plate, noyée par les maisons basses, sans le dégagement qui ouvre un espace de transition avec la ville proprement dite. Entrée discrète, mais après tout, c’est un lieu public accueillant en journée pour tous les inondés de la terre. “ Inondés de la Terre, unissez-vous !”… On consulte les horaires. Le prochain départ pour Arras et son beffroi dans deux heures, temps nécessaire pour casser la croûte et sécher un peu.

Le restaurant n’est pas un palace, tant mieux.

Un radiateur.

On l’encadre.

Poser les anoraks, mais d’abord les quitter. Le tissu a durci, les articulations se sont engourdies, on s’extrait avec peine. Assis, nous commençons à nous détendre. Alan commande de la bière. Il a le génie de choisir celle qu’il faut. Une abbaye belge que j’ignore, onctueuse, douce amère, mousse impalpable et fines bulles, une bière incestueuse.

L’euphorie légère fait suite aux efforts du matin. Puis vient l’hébétude.

Je ne sais plus rien du menu, plus rien du service. J’éprouve une sorte de gratitude à être le client moyen, que personne ne remarque. Pourtant, “ pourront-ils payer  ? ils vont tout tremper, tout salir, tout empuantir, tout empoisonner, faire fuir la clientèle…!” Questions dans ma tête. Mais la clientèle c’est nous ; dès que les bières sont servies, on nous oublie un peu. Nous nous fondons (!) dans les bruns et verts du décor. Quant au vieux parquet noirci, il en a vu d’autres, plus colorés, plus consistants que le jus timide qui coule au bas de nos pantalons.

On mange, on boit, on s’installe dans une torpeur bienfaisante. Les mots ne comptent plus, seuls les regards… on oublie ce lieu d’échouage, où vivre en radoub.

Le train à prendre, le travail du lendemain lorsque sera finie la trêve nous sortent peu à peu de l’entre-deux. Plus tout à fait SDF, pas encore revenus à l’ordre quotidien, nous pourrions prolonger le suspens, piquer du nez vers nos tasses de café, nous affaler de sommeil sur la table.

On prend conscience qu’il suffirait de peu de chose pour faire taire le surmoi et commencer à dériver- jusqu’où ?- On se rattrape comme on peut, on sauve la face, les mots convenus surgissent d’on ne sait où.

“Il va falloir y aller…”

Moment peu reluisant, payer, sortir en enfilant nos pelisses mal séchées, émerger au monde lumineux du mouvement, de la hâte, des horaires, des trains à prendre.

Brutal, l’air fouette le visage ; l’instant de flottement est passé.

La gare nous absorbe.

2 commentaires à propos de “#écopoétique #01 | La route des Flandres”

  1. Magnifique road-movie pédibus, on n’a pas très envie d’en être, mais on s’inquiète de la fin de l’histoire. On vit l’ensemencement de l’ennui en même temps que progresse la marche vers le but intermédiaire avant la gare et la visite du beffroi. Pas la peine d’aller dans les Flandres pour apprendre que la pluie mouille, que les maisons sont des abris plus ou moins hospitaliers, que les gens rencontrés sont plus ou moins sympas et serviables. Le ton du texte reste légèrement humoristique, juste assez pour se demander si ce voyage a procuré ou non du plaisir au marcheur et si la quête a une autre motivation que sportive et culturelle. Pourquoi et pour qui marche-t-on si longtemps dans une vie ?

  2. Merci pour cette lecture attentive. Le plaisir ? Oui, dans le souvenir, une brique de plus pour sceller l’amitié, étions-nous dans l’écopoésie ?
    Entre terrils et chevalements des mines fermées, il y avait un peu de cela.
    JM

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