Les roseaux se raréfient, le son de leurs grandes tiges sèches froissées par le vent disparait sous des couches de bruit de moteurs de tracteurs d’usines et de machines, les canards et poules d’eau vacant la tête dans l’eau croupie et la vase de mes rives ne s’aventurent plus jusqu’ici. Mon lit passe de sable caillou argile à béton et pierre maçonnée, je le sais pour avoir déjà fait le cycle plusieurs fois de ce lit à l’estuaire à la mer aux nuages au vent puis redevenue pluie voire orage de ce lit à l’estuaire à la mer. Je vais traverser une ville pour la troisième fois depuis mon émergence du roc en mince filet puis en cascade, chaque ville plus grande que la précédente, ici l’autoroute longe ma berge, les petits pavés des anciens quais ont disparu sous l’asphalte des quatre voies, mais soudain dès après mon premier méandre la voie rapide me quitte pour traverser d’autres zones, emportant avec elle son urgence et son bruit continu de basses, laissant la place à d’anciens morceaux de quais allant d’un pont à un autre, minuscules comme des pièces de puzzle perdues. De rares couples me contemplent, amoureux d’un quartier dont on a sauvegardé les peupliers, et je perçois leur mélancolie, celle des poètes et celle des arbres, la même mélancolie de l’espace qui se resserre, se contracte, se réduit, tel un muscle cardiaque annonçant l’imminence d’une crise en prémisse d’un décès, pas de pêcheurs ici mais des bateaux blancs à touristes avec animateur décrivant les monuments les ponts les quartiers, leur donnant des noms qui me sont bien étrangers, bateaux que je transporte de façon égale à tous les autres vers leurs destinations inconnues, qui tranchent ma surface de leurs hélices et de leur coque, les barques en amont puis les vedettes de police et les péniches, sur mon eau grasse et sombre, je m’écoule et me fend aux arches des ponts de pierre, me réunifiant derrière dans mon lit de béton, dans ce canal où je coule par obligation, roulant en mon fond des débris de métal, de végétaux décomposés, d’os, de béton armé, de plastique et de verre, quittant peu à peu les immeubles cossus des bords de rives, suivis à perte de vue d’immeubles en barres puis une friche couverte de décombres en tas, tuiles murs carrelages sable que l’herbe tend à coloniser peut-être à digérer, puis une usine réduite à son squelette de ferraille, une autre friche, des immeubles encore, des petites maisons à toit d’ardoise, des confettis de jardins, des hangars commerciaux, des zones industrielles vues de dos, fer béton enseigne lumineuses orange blanc néon et bleu roi, des parkings couverts de voitures grises, mon lit parfois de terre ou de maçonnerie ancienne dont je viens ici à bout par l’usure et la constance de mon écoulement placide, vers d’autres roseaux et d’autres familles de canards, poules d’eau, têtards et couleuvres, boue, champs enfin, que j’envahis pour un instant, sorti du lit, étal.
Un commentaire à propos de “#écopoétique #08 | un grand fleuve”
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Toujours intéressant la personnification de l’eau, ça rappelle la rivière draguée d’Arno Calleja (éd vanloo)