autobiographies #01 | écluse

L’ÉCLUSE
Elle coupe le fleuve. Tranchant des croisées métalliques entre les tourelles de béton ocre. On pourrait la prendre pour un pont si ne s’élevaient ces trois tours qui la scindent. L’apercevoir, mon coeur battait plus fort. J’étais arrivée à destination. Je savais que lui aussi derrière la fenêtre de son bureau l’observait, c’était son horizon. Immobile et pourtant en mouvement, elle ouvrait ses vannes, immenses portes noires. Une péniche s’engouffre, croulant sous un tertre de charbon anthracite scintillant au soleil. Les amarres sont lancées. Cavalcade du marinier sur le pont de la barge. Sur le trottoir, une vieille dame promène son chien. Arrêt. Le chien tire sur sa laisse. Comme elle, par la fenêtre de l’autobus, j’ai vu. Le flot monte, cascade, geyser, miroir. Il entoure la péniche. Moment magique. Puis, libérée de ses amarres, elle poursuit sa route. Je revois l’autre écluse, la petite de mon enfance, à vingt-cinq kilomètres de là. But de nos promenades dominicales. Le chemin de halage, les grands tilleuls du bord du canal. Modeste. Ses vantaux s’ouvraient comme des lèvres prenant une grande inspiration. Au repos, refermée, il était possible de la franchir à pied. Étroit passage, une fine rambarde d’un côté. Contrairement à celle-ci interdite, inaccessible. Écluse des villes, versus écluse des champs.
Je venais toujours le voir en autobus. Il traversait le fleuve, laissant derrière lui les beaux quartiers, demeures luxueuses, avenues larges, hôtels particuliers ombragés. Il abordait l’autre rive, celle des usines en brique aux toits en zigzag, cafés du coin, ouvriers enfourchant leurs vélos à la débauche. Des gratte-ciels commençaient à se dresser, cernés de grues. Les usines bientôt rasées. Béances dans la continuité des bâtiments. Palissades provisoires en bois. Parcourir rapidement les affiches en sérigraphie rouge et noir, annonçant de prochains meetings. Remarquer les trouées à chacun de mes passages, les tas de gravats débordant sur le trottoir, scruter le temps qui passe.
Son bâtiment, son bureau, lui, n’avait pas changé. Insensible, bloc de pierre blanche datant du siècle dernier. Il conservait son allure de maison de maître à deux étages. Dissimulé dans un jardin derrière une clôture métallique sur un mur bahut en crépi blanc. Un lieu protégé. On y pénétrait par une porte au centre atteinte après trois ou quatre marches. Une plaque : Service des Ponts et Chaussés. Sonner à la porte. Il m’attendait, descendait déjà prêt. Une ou deux fois, il m’a fait pénétrer, m’a montré « là où il travaillait », de hautes tables à dessin, des calques. Il m’a présenté à la secrétaire, à son patron. « Une vraie jeune-fille maintenant, votre fille ! ». Il rayonnait, dans son costume gris-perle, cravate bleue assortie à ses yeux. Ensuite, il m’emmenait déjeuner au restaurant au coin de la rue. Salué par les serveurs au tablier noir. Signe de la main aux habitués, il se dirigeait vers sa table. Son aisance inhabituelle pour moi. On parlait fort autour de nous, relâchement de la pause de midi. Face à face, moments à nous deux. Attendre des confidences qui ne viendraient jamais. J’espérais que cet autre homme pourrait s’ouvrir. Les portes de l’écluse sont demeurées fermées. Alors, juste le regarder, là où il était heureux. Le soir à la maison, quand nous nous retrouvions, je me demandais si le midi n’avait pas été un rêve. Il avait remis ses habits de père de famille, de mari effacé.
Catherine Guillerot-Renier Le 21/09/2021

A propos de Guillerot Catherine

Enfance entre Berry et région parisienne. Étudiante à Paris VIII Vincennes en littérature, philosophie et Français Langue Étrangère. Enseignante en Lycée Professionnel pendant 17 ans dans divers coins de France , puis en Collège et en Lycée. Quelques années à Mayotte dans l’Ocean Indien. Amoureuse des mots, du théâtre, de la nature. Voyageuse sur les océans et sur la terre. Ai écrit deux livres « Dialogue avec Jean » et « La traversée d’Ariane ». Fréquente la Maison Gueffier, à La Roche sur Yon lieu d’échanges et de rencontres extraordinaires avec des écrivains contemporains. Ai animé des ateliers d’écriture à la bibliothèque où je suis bénévole.

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