C’est une maison en pierre à un étage, au toit pyramidal en belles tuiles, située en face de l’église et à côté de la mairie. Nous connaissons le nom de celle qui l’habite, il est écrit sur la boîte aux lettres, d’une écriture toute en boucles et en courbes : Rose Panouillot. Nous ne l’avons jamais rencontrée. Les volets sont toujours fermés. La peinture claire contraste avec le bois foncé des portes des autres maisons, bâtisses allongées, au corps d’habitation réduit à deux pièces. À côté, l’étable, l’écurie et la grange, souvent prolongées d’un appentis, espaces abandonnés d’anciennes fermes, pas encore réhabilitées, occupent les trois quarts du bâtiment. Les gens continuent à vivre dans la cuisine et sur le banc devant la maison. Ils n’ont pas besoin de plus. Des poules trottent dans les cours et dans les trois rues du village.
La maison de Rose — ah, ce prénom! à côté des Yolande et des Renée ! — ne s’offre pas si facilement au regard. Son jardin est séparé de la route par une haie. Un portail ferme la propriété. Et cette fois, nous avons enfin une excuse pour essayer d’en franchir le seuil. Nous tenons chacune au bout d’une main un seau en plastique avec des petits bouquets de muguet, cueilli dans le bois le matin même. Nous les avons liés avec les morceaux de bolduc que notre grand-mère garde dans un tiroir. Après chaque réveillon de Noël, elle ramasse les papiers cadeaux, les plie et les lisse avec le plat de la main, décolle les bouts de scotch et range les rubans dans une vieille boîte de thé. Dix brins par bouquet, deux francs le bouquet. Enfin, on verra. Les gens donneront ce qu’ils voudront. Jusque-là, personne n’a donné plus, ni moins. Certains toutefois ont refusé notre offre, ne voyant pas l’intérêt d’acheter du muguet alors qu’ils en ont dans leur jardin.
Je pousse le portail en métal qui grince, comme prévu. Nous attendons un instant avant de le refermer, pensant que le bruit fera peut-être sortir la propriétaire de chez elle. Une allée de cailloux blancs coupe un jardin entretenu, quoique d’allure sauvage : l’herbe n’est pas rase, des fleurs jaunes et blanches la tachettent, des massifs d’hortensias, des rosiers, bien sûr, des narcisses et d’autres espèces variées semblent avoir poussé là librement. C’est un jardin de livre pour enfants, où volettent des papillons jaune citron et guettent, tapis dans l’herbe haute, deux chats roux. Dans le silence de sieste de l’après-midi, les cailloux sous nos pieds ronflent comme remués par un torrent. Nous ne parlons plus, nous avancons droites, régulières, le regard fixé sur la chaîne d’une cloche, à gauche de la porte d’entrée, entrouverte, au-dessus de quatre marches de pierre, arrondies, de plus en plus étroites, comme les cercles d’un ricochet.
J’ai poussé la grille, ma cousine sonnera la cloche. Nous l’entendons tinter à l’intérieur, mais personne ne vient.
– On entre ! La porte est ouverte.
– Oui, mais si c’était un piège.
– Quel piège ? Pour piéger qui ?
– Je sais pas. Nous ?
– Elle ne pouvait pas deviner qu’on viendrait lui rendre visite.
– Elle nous a peut-être aperçues quand on allait chez les voisins…
– Mais non. Et puis, qu’est-ce qu’elle pourrait bien nous faire. Elle a au moins 60 ans.
– On ne sait pas, on ne l’a jamais vue… Si ça se trouve, ils ont mis le nom d’une femme sur la boîte aux lettres, mais c’est une planque de traficants, ou la maison d’un tueur en série.
Ma cousine ne répond pas et tire de nouveau la chaîne de la cloche.
– Peut-être qu’elle est morte.
Nous poussons la porte. Il fait sombre et nous mettons quelques instants à distinguer l’escalier au fond du couloir. À droite, nous apercevons la cuisine derrière un rideau de porte en perles de plastique colorées. Nous tentons un Bonjour en l’écartant. Il n’y a personne mais nous découvrons une pièce très semblable aux cuisines des autres maisons du village : la table avec la toile cirée à carreaux, le rouleau de scotch tue-mouches juste au-dessus, l’odeur de café lourd, de lait tourné et de vieille éponge… Tout est rangé, parfaitement, comme un appartement au retour des vacances. Seul un verre, avec un fond d’eau, laisse supposer une présence. L’eau est claire, mais le fond du verre est plein de calcaire, presque jaune par endroits. J’ai un soir entendu mon père dire à son frère à propos de leur mère : elle ne mange plus rien, elle ne lave même plus son verre. Peu de temps après, elle est entrée en maison de retraite. Ma cousine me montre du doigt une large culotte beige qui sèche au-dessus de l’évier. Nous éclatons de rire tout en collant notre doigt sur notre bouche pour intimer à l’autre de faire moins de bruit.
En face de la cuisine, une porte ouvre sur la salle à manger. Je frappe. Toujours aucune réponse. Nous entrons. Le sol est en parquet. Dans les autres maisons du village, il y a du carrelage, marron parce que moins salissant, ou encore de la terre battue. Chez moi, à Paris, il faut toujours enlever les chaussures en entrant et mettre des chaussons à l’intérieur. Ici, à la campagne, on ne change pas de chaussures : il y avait ceux qui sont en pantoufles et ceux qui sont en bottes, qu’ils soient dehors ou dedans. Une lumière poussièreuse coule à travers les deux coeurs percés dans les volets. Des hirondelles ouvrent les ailes sur un brise-vue en dentelle. Je repère sur la grande table en bois carrée des enveloppes de la banque, le Télé 7 jours de la semaine avec David Hallyday en couverture, une feuille de soin à côté d’un sac de pharmacie et un stylo bic bleu. Des photos de différentes époques, en noir et blanc ou en couleur, dans des cadres ou des cubes en plexiglas, sont exposées sur un long buffet contre le mur en face de la porte. Je m’approche. Il y a des enfants, des couples, en voyage, dans un mariage, à un anniversaire… Ils rient, chantent, sautent dans des piscines et le silence de la pièce, encore plus silencieux parce que rythmé par le balancier de l’horloge, donnent à ces images une vibration étrange. Je suis sur le point de m’éloigner du buffet quand je remarque, en retrait et sans cadre, un peu voilée, glissée dans une fissure du bois, une photo que j’ai déjà vue quelque part : deux jeunes filles en robes claires, les yeux plissés par le soleil, des couronnes de fleurs dans les cheveux, saluant de la main le photographe. Derrière elles, on voit des façades de maisons de ville et des spectateurs, certains déguisés, qui lancent des confettis. Où ai-je déjà vu cette photo ? Certainement chez les grands-parents… Je veux la montrer à ma cousine mais elle me donne une bourrade dans l’épaule. Elle fait un signe en direction du fond de la pièce. Une télévision éteinte est posée sur une table à roulettes et devant, légérement de biais, d’un fauteuil relax inclinable, dépassent deux jambes en bas bleu marine et pantouffles à carreaux et un chignon de cheveux gris. Sans se retourner, au moment même où nous découvrons sa présence, Rose — ça ne peut être qu’elle — nous dit : Entrez mes petits, entrez !