C’est désormais un centre commercial flambant neuf. Il ne reste rien de L’Eden. Pas un carreau, pas une pierre. L’immeuble a été détruit, il y a… 12, 15 ans ? Comment se situer dans une temporalité qui n’est pas la mienne. Quand ils ont commencé à l’abattre, j’étais encore dedans, tout comme quelques personnes vivant là depuis toujours. J’erre dans les couloirs climatisés en fermant les yeux. Je passe devant la boutique Hermes, au rez-de-chaussée, j’essaie de retrouver sur le visage des vendeurs en costard noir celui de la dame qui me vendait des cigarettes… Son grain de beauté me revient, juste sous l’oeil gauche, les dents un peu de traviole aussi. Mais son visage est trop embué pour la reconnaitre aujourd’hui.
Autrefois, c’était l’Eden cinéma, celui de Duras, juste en face de l’hôtel Continental. Côté Đồng Khởi, certains avaient même une vue sur l’opéra. J’y ai habité plus de deux ans je crois, on y passait plus de films depuis bien longtemps. Si je regarde bien, j’aperçois, derrière les murs blancs d’aujourd’hui, les façades jaunes envahies par la mousse, et les nombreux dégâts des eaux d’où naissaient des plantes étranges. Il n’y avait pas autant d’humains de passage, non les chats et les rats étaient ici les locataires les plus nombreux. À l’époque, le rez-de-chaussée était une galerie marchande en faillite. Ce n’était pas des boutiques de luxe mais des petits magasins où l’on vendait des faux polos Lacoste, des bibelots pour touristes, des chapeaux coniques… Mais il restait en son sein quelques appartements délabrés à louer à l’étage. J’y habitais 15 mètres carrés, au troisième, ou au quatrième sans ascenseur… Chanel, Guerlain, Gucci trahissent aujourd’hui l’odeur de ma mémoire, celle du poulet grillé, de l’héroïne, de la pisse de chat, de l’encens aussi… Si je n’ai aucun souvenir des visages, c’est aussi parce-que j’étais très asocial, craintif, je restais enfermé chez moi et ne croisais que rarement mes voisins, jusqu’à douter qu’ils existaient. D’eux je voyais les déchets, les seringues, les jouets des enfants par terre, le linge séchant sur un fil électrique. D’eux j’entendais les noms scandés, les rires brefs, les pleurs de bébé ou les chants religieux, bruits d’un peuple invisible qui circulaient dans le courant d’air, jusqu’à chez moi. D’ailleurs, chez moi, c’était où ? À l’étage du prêt à porter pour homme ? Dans l’un des kiosques de la food court ? Fait-on frire du KFC là où je prenais ma douche ? Est-ce que je dormais dans une des salles du cinéma du sixième ? Non, j’habitais plus bas. J’en suis presque sûr parce qu’une fois, j’étais justement monté au sixième, espérant pouvoir accéder au toit. Pourquoi ? Je n’en sais rien, je n’avais même pas d’appareil photo et j’avais déjà le vertige. De toute façon, impossible de passer : des pupitres en bazar encombraient le couloir, restes d’une école qui n’avait plus que quelques fantômes pour élèves. Dans les escaliers, barreaux et grillages, par endroit troués, comme si certains avaient cherché à s’échapper… d’ailleurs, la nuit, l’immeuble fermait, il m’est même arrivé de passer la nuit dehors en rentrant trop tard.
Je ne me suis jamais senti tranquille ici, je n’ai d’ailleurs jamais exploré tout l’immeuble que je soupçonnais de me regarder. Derrière chaque vitrine clinquante d’aujourd’hui, je revois la succession des portes : porte bleu-ciel cadenassée, porte en faux bois défoncée, porte jaune à la petite boîte aux lettres verte, porte noire surveillée par l’esprit des morts, porte bordeaux entrouverte sur une chanson, porte beige qu’on fermait à double tour derrière mon passage, quand je rentrais. Sur chacune d’entre elles, un numéro, comme à l’hôtel. Sauf qu’ici, je crois qu’ils étaient dans le désordre. On passait du 23 au 57, sans logique, ou bien c’est ma mémoire qui réinvente n’importe comment…
À l’intérieur de l’immeuble, la ville était encore audible, son bourdonnement, toujours en fond, comme une mouche qui radote. Ça me berçait bien mieux que ce piano sirupeux, reprise aliénante d’une playlist pop démodée. Maintenant, je reconnais la mélodie d’ Hello de Lionel Richie… De ma fenêtre minuscule s’échappait souvent Bill Evans que je découvrais. Les deux morceaux se mélangent, le passé ressurgit par bribes dans le présent cacophonique. Je me réfugie aux toilettes où je me passe de l’eau sur le visage. J’aperçois le reflet d’un très jeune homme, bien trop sérieux pour son âge. Il ignore que je le regarde. Rien ne détourne ses yeux du vide. Sa bouche bouge, comme s’il articulait une parole sans voix. Si je savais lire sur les lèvres, je saurais ce qu’il est en train d’écrire dans sa tête. Je reconnaitrais peut-être même le texte oublié depuis.
magnifique (les juxtapositions fabuleuses, les portes, la mémoire qui réinvente et le texte inaudible, oublié, à reconnaitre)
ou bien c’est ma mémoire qui réinvente n’importe comment… et le fantôme de Duras, beau !
» je n’ai d’ailleurs jamais exploré tout l’immeuble que je soupçonnais de me regarder. Derrière chaque vitrine clinquante d’aujourd’hui, je revois la succession des portes : porte bleu-ciel cadenassée, porte en faux bois défoncée, porte jaune à la petite boîte aux lettres verte, porte noire surveillée par l’esprit des morts, porte bordeaux entrouverte sur une chanson, porte beige qu’on fermait à double tour derrière mon passage, quand je rentrais. Sur chacune d’entre elles, un numéro, comme à l’hôtel. Sauf qu’ici, je crois qu’ils étaient dans le désordre. On passait du 23 au 57, sans logique, ou bien c’est ma mémoire qui réinvente n’importe comment…[…] Je me réfugie aux toilettes où je me passe de l’eau sur le visage. J’aperçois le reflet d’un très jeune homme, bien trop sérieux pour son âge. Il ignore que je le regarde. »
Votre description nous immerge à notre tour dans cette ville transformée où les souvenirs sont englués pêle-mêle dans la poisseur du décor.Ce mystère des portes dont aucune n’est hospitalière (hormis le grain de beauté de la marchande) restitue bien l’oppression subie par le narrateur. Bien sûr, l’ombre de Duras la petite indochinoise d’adoption, est bien présente. Et je vous en remercie.