Le vendredi 23juillet 2021. Ce matin quand tu arrives, ils finissaient de déjeuner. Ils s’empressent d’expliquer qu’en jouant ils l’ont fait tomber, puis ils passent à autre chose tu vois les deux trous dans le mur, la tringle appuyée sur le montant, et surtout le voilage bleu roulé en boule par terre. C’est l’été et dans ce tas bleu par terre, tu vois la ruine d’un autre voile blanc dont tu rêves encore, mais tu ne retourneras jamais dans cette chambre claire d’un hôtel au bord de la mer ou le vent entrerait par la fenêtre faisant onduler le grand voile blanc, son ombre sur le plancher t’emmènerait toute la nuit, éveillée dans la légèreté du bruit de la mer tu aurais entendu les mots qu’il t’aurait dit sur l’autre vie possible que tu voulais. Non, tu ne l’as pas entendu à ce moment là.
Le samedi 24. Aujourd’hui tu veux voir les heures passer lentement. Et tout doucement ta journée s’est écoulée, Dans la cuisine, tu aimes vers vingt et une heure, le soleil d’ouest éclaire juste les troncs des arbres à peine éloignés de trente mètres. Ce n’est plus la maison dans les arbres, mais les arbres qui entrent en toi, presque la forêt entière, malgré le bruit constant de l’autoroute, la cloche de l’église toutes les heures, les enfants qui jouent en bas que tu aimes entendre. Mais la forêt magicienne inconnue représente la paix la longévité. Lui qui est mort les a vu ces arbres et les feuilles là qui tremblent, tu le sens leur tremblement, il accompagne ton tremblement intérieur, il se joint au tien, et tu t’apaises.
Dimanche 25. Tu es dans ta voiture. Tu roules depuis un moment et tu vas faire les quatorze kilomètres comme si tu partais pour sept-cent bornes en regardant tout, les motards à qui tu laisses de la place rien que pour les voir te faire signe avec le pied droit, les arbres avec leurs verts incroyables et si variés tant il a plu, les hirondelles qui volent haut. Tu t’échappes de tout, reçois le soleil. C’est un temps à part, seule dans l’habitacle, une liberté totale, une légèreté que tu cherches depuis longtemps. Partir pour de bon, pour toujours, tu roulerais encore et encore, tu ne te lasserais jamais de rouler.
Le lundi 26. Tu arrives à l’hôpital, ascenseur, passerelle, deuxième ascenseur, deuxième étage, chambre 228. Attendez, je viens faire la visite, vous pourrez entrer ensuite. Tu attends dans le couloir. Tu en a vu souvent des chambres d’hôpital, tu as attendu souvent dans les couloirs. Et tu as fini par l’accepter cette attente, il t’en a fallu du temps, intolérable au début mais avec les années il te semble qu’elle fait parti de ce moment, tu écoutes le professeur qui vient de sortit, c’est votre frère ? il sera content de vous voir, il n’a pas le moral aujourd’hui. Toi, tu sais que le moral il ne l’a jamais eu, qu’il va grogner râler contre tout, que tu as envie de l’envoyer balader. mais tu attends encore, le reste se fera bien toujours, tu penses au jardin que tu vas nettoyer, au livre que tu liras ce soir et en entrant dans la chambre, tu es bien plus apaisée que tu ne l’aurais crû.
Mardi 27. La petite a la jambe dans le plâtre, elle regarde un dessin animé, Luca. Tu regardes avec elle, vous aimez ça, les regards complices les fous-rires, les discussions. C’est juste le moment où Luca sort de l’eau, le bras tout mince et vert devient une main humaine couleur peau, sa tête prend des oreilles et une touffe de cheveux bruns et il saute sur ses pieds et jambes, fier, transfiguré. Elle met sur pose, silencieuse, et toi interloquée, tu n’aimes pas Walt Disney, mais cette métamorphose en image animée te saisit, t’emmène loin, tu vois d’abord Orphée et les contes auxquels tu n’as jamais accroché, tu veux toujours du vrai, du concret du vécu. Et pourtant «La métamorphose» de Kafka, et celle que tu as connue, de ce lieu au bord du Vercors transposé dans le seul cadre de ta fenêtre, le soir, les rayons de soleil dorent les troncs d’arbre, et tu l’entends bien le chien qui dans le vrai attend son maître dans un appartement mais que toi tu entends là-haut sur la colline, le son vient de loin, étouffé par la nuit, assourdi, tu l’entend autrement cet aboiement comme avant, transformé, métamorphosé.
Ce mercredi 28. Il vient te ramener l’ordinateur, réparé. Tu le remercies mais d’abord, comment ça va chez vous ? Son père vient de mourir et tout en installant l’appareil rendu, il parle, parle, sa mère, quatre-vingt quatorze ans va se trouver seule, mais il veille et son frère avec lui sur elle. Il n’a pas d’enfant, mais une nièce, il s’occupe d’elle…Une vraie synthèse à lui tout seul, cet homme: Un couple, les enfants et les parents âgés sur qui on veille, en dix minutes il résume une vie et la mort. La mort, tu la connais, maintenant,, tu l’approches de très près, comme une ligne de crête où tu marches, tu es entré sur un chemin entre ici et le rien, pas bien sûr de ce rien, tu t’imagines même en poussière tournant autour de la terre, tu songes au futur qui interagirait avec le présent, le temps n’existe pas, morte tu seras ici et lui qui est mort est ici peut-être.
Jeudi 29 Juillet.2021. tu t’es assise là, tu regardes la petite qui s’exerce au tricot. Ils sont venus en voisins ce couple de ton âge, un peu plus jeunes que toi, pour voir leur petite voisine On est là autour de la table, un court instant chacun trouve une place, on a apporté ce qu’il y avait chez nous, du cidre, on sort les verres et commence à échanger, ils sont sympa, les vacances, ah oui, vous ne partez pas, nous non plus, les enfants vont à…l’autre à…tu perds un peu le fil, mince, tu as tellement de livres en retard, tu veux finir de déchiffrer les accords de «Just the way you are», tu n’aurais pas dû…Et vous, vous partez cette année? Non plus.. Ils sont sympa c’est sûr et la petite, ça lui fait du bien, mais tu te mets à penser à la maison perdue dans la neige pendant trois jours où tu avais relu ce livre sur les prophètes qui t’intriguaient et pu échanger avec ce pasteur qui t’aidait à comprendre autrement ce qui t’importait tant…Oui, mais on ne peut plus faire nos voyages avec ce covid…et la voiture retrouvée le matin toute désossée…et lui, on ne le voit plus, il a déménagé ? Ils sont sympa, c’est sûr, mais tu n’accroches pas, tu es sortie de ces échanges depuis longtemps, tu penses à la cuisine dans la maison comme dans les bois, tu plonges dans les grands arbres, le regard porte loin et à travers les feuilles tout un monde s’ouvre, tu avances vers la trouée au fond et tu découvres un monde en toi, où tu entres à loisir. Cette trouée dans l’arbre te rend capable de tout doucement revenir là où tu es, comme une terre vierge où tu verras ce couple âgé, les parents et toi autour de la petite et le fond de ce qui se passe là dans leur tendresse.
magique (et ce dimanche comme un rêve…) (extra)
Oh! Piero, ça c’est cadeau. Tu m’as émue, dis, j’ai tellement du mal. Même souvent je reviens à la vidéo de François pour bien sentir ce qu’il explique. Je vais relire mon texte autrement.
et surtout je vais aller lire la tienne de P#6.
Tu me donnes des ailes, Piero.
C’est très beau, j’ai l’impression d’être aspirée dans la forêt, dans une grande respiration…
Merci, Muriel, oui, aspirée dans la forêt. c’est ce que je ressens.
je n’ai pas le temps de lire tout le monde, mais toi, je vais vite y aller, merci infiniment
Tu as dit que tu avais du mal. Hélas pour toi : ton mal vaut la peine. La liberté et l’amour qui filtrent à travers ces lignes, comme les rayons du soleil qui dorent le tronc des arbres et dont tu parles si bien que je revois cette image, — la forêt d’Orient, pour moi, les jambes abruties de marche et soudain cet incendie — mais elle n’est plus tout à fait mienne. Et je pense à la Forêt des Renards pendus à cette relation à la nature des Scandinaves — Blixen, Lagerlöff… —. Et l’entrelacs des mondes, ici, alors, Orphée, la petite fille, l’état d’écrire en lisant, ça aussi nous le partageons, mais toi tu le dis clair. J’ai ri au moral de ton frère, cru voir mon oncle dont je me parle aussi dans ce journal #P6, mais je suis moins sage que toi. Et la légèreté, tant de légèreté pour une qui a du mal. Autrefois, je n’y aurais pas cru, mais à présent je sais que l’une n’exclue pas l’autre. Qu’on peut être légère et dolente pourtant, de concert. Ne nous laisse pas sans ta voix vive, décourage-toi si tu dois, mais écris (nous).
Je crois bien que ces textes qui nous donnent du mal sont les plus forts, merci
merci de ton mot, Caroline, ça permet de s’y remettre, parce que par moment je doute. Cette P# 6 me donne du mal. Je vais te lire dés la L#6 envoyée. A bientôt.